Stupeur
Dans le monde "réel"
Marie et Jérémie étaient assis dans le jardin, un verre de jus de fruits à la main. Ils aimaient se retrouver ainsi, le vendredi soir, pour discuter à l'ombre des grands arbres qui murmuraient près du mur du fond. C'est ainsi que tout en relisant son manuscrit pour faire renaître l’inspiration, Marie échangeait quelques mots avec son ami. Ils parlaient peu : ils n'en avaient pas besoin. La complicité de ce moment leur suffisait. De temps à autre, la jeune fille relevait la tête et son regard lumineux rencontrait celui de Jérémie. Un sourire fugitif voletait alors sur leurs lèvres, et elle reprenait sa relecture. Soudain, elle haussa un sourcil finement dessiné.
« Qu’y a-t-il ? demanda son ami. Quelque chose ne va pas ?
– Non, non, tout va bien, mais…
Elle parcourut le texte du regard, le front plissé.
– Tu n'es pas contente de ce que tu as écrit ?
– Si, si...
– Oh, allez, à d'autres ! Tu es en train de fixer ta page exactement comme si tu avais été transformée en pierre. Et quand tu fais ça....
– C'est vrai, mais...
– Non, pas de "mais" qui tienne. Tu ne m'auras pas comme ça. Alors, dis-moi : qu'est-ce qui cloche dans ton histoire ? Je sais que tu préfères te débrouiller toute seule ; mais les amis, c’est fait pour s’aider. Et justement, j'ai bien envie de te donner un coup de pouce.
– Eh bien,... d'accord, mais je doute que tu puisses faire quoi que ce soit pour moi.
– Ca, c'est toi qui le dis ! Raconte-moi ton bouquin, ordonna-t-il, ses yeux plongés dans les siens, en faisant machinalement pivoter son verre.
Marie réprima un soupir. Pourquoi pas, après tout ? Elle se lança donc.
– Hé bien... c’est l’histoire d’une aventurière qui s’appelle Ylin. Son père est un elfe de la Nuit ; elle a donc des cheveux noirs et des yeux qui ressemblent à un ciel étoilé. Mais sa mère, elle, est une elfe du Jour ; du coup, sa peau, très pâle, est parcourue de reflets nacrés, lumineux, et sa voix est claire et mélodieuse. Très vite, ses parents lui découvrent un don incroyable pour le tir à l’arc. Ses talents lui vaudront le surnom d’Arc Blanc. Bientôt son peuple est confronté à un personnage étrange que tous appellent le Chef de Guerre Taciturne, à cause de ses talents de général et de sa froideur ; parce que... c’est un homme que rien ne semble toucher, et il ne semble fait que pour la guerre... Personne ne le comprend. Personne ne sait pourquoi il attaque tout ce qui bouge. Personne. Alors, Ylin décide de s’opposer à lui pour éviter le massacre. Au cours de ses aventures, elle rencontre le Guerrier Ankar, Argrist le Mage, le Guérisseur Erdan, Lumiel la Prêtresse et, surtout, Madran, le Chevalier, qui est amoureux d’elle. Ils sont confrontés au Chef de Guerre Taciturne un certain nombre de fois.
Et j’en suis presque à la fin. C’est le dernier affrontement entre Ylin, dont le peuple a presque entièrement disparu, et son ennemi, qui pour l’occasion a invité ses hordes de lupâos à la fête. Les lupâos, c’est des montres volants à la peau épaisse – de petite taille, d’accord, mais très rapides et munis d’un dard venimeux. Voilà. Et je ne sais pas comment achever mon livre, c’est vrai, mais ce n’est pas pour ça que j’étais perplexe.
– Alors, pourquoi ? Tu sais pas d’où vient ce que tu as écrit ? plaisanta son ami.
– Tu ne crois pas si bien dire », murmura Marie.
Stupéfait, Jérémie s’approcha et lut à voix haute :
« L'elfe de lune tourna ses yeux noirs étoilés d'or vers le vaillant guerrier.
– J’ai senti une présence dans les cieux, preux chevalier. Dame Destinée nous observe peut-être ; peut-être se demande-t-elle quel chemin elle nous fera suivre : va-t-elle nous occire ? Va-t-elle nous soutenir ? J’ai senti sa présence et j’ai levé le regard vers elle... »
Puis les deux jeunes gens s’entre-regardèrent, incrédules. Comment les personnages d’un livre pouvaient-ils se mettre à penser et à agir seuls ? Impossible !
« Tu… Tu n’as… jamais écrit ça, t’en es sûre ? Ce n’est pas une blague ?
– Bien sûr que non. Tu sais bien que je ne te mentirais pas, voyons. »
Un long silence les submergea. Ainsi, ce que pensait Marie s’avérait exact. Car si les personnages de son récit vivaient, elle était peut-être, elle aussi, un personnage de roman. Mais alors, serait-il possible de communiquer avec son écrivain, puisque tout ce qui était dit et pensé librement apparaissait sur le papier ?…
Comme si la même pensée lui avait effleuré l’esprit, Jérémie proposa soudain, les yeux brillants :
« Pourquoi tu n’essaierais pas de parler à tes personnages ?
– Oui, mais comment ? marmonna la jeune fille, perplexe.
– A travers l’un d’eux, bien sûr, » lui fut-il rétorqué.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire