Ailleurs
Pendant que Marie écrivait, son ami d'enfance, Jérémie Roseraie, se dirigeait d'un pas énergique vers un pavillon de briques crème. Devant lui, un jardin soigneusement entretenu attirait les regards par ses fleurs magnifiques. Roses et lis, violettes et pensées, lilas et muguet, clématites et bégonias… Leurs couleurs lumineuses couvraient même les murs. Il s’en exhalait un parfum délicat et envoûtant. Une allée de sable blanc bien entretenue menait à la porte en noyer. C’est là que vivait Jérémie depuis qu'il avait achevé ses études de médecine. Le jeune homme aux cheveux châtains entra.
« C’est toi, Jéjé ? lança depuis le salon une voix d'adolescent.
L'interpellé sourit. Ca, c'était son cousin, Erwan. Il était là pour une semaine, et en profitait pour monopoliser les jeux vidéo de Jérémie. Pour l'heure, il était engagé dans un championnat de course automobile qui lui réclamait toute sa dextérité.
– Oui, c’est moi, répondit l’intéressé en s’asseyant près de lui. Qui d'autre, voyons ? T'es vraiment bête quand tu joues. Faut arrêter, mon vieux !
– Non mais, écoutez-moi ça ! Tu pourrais être un peu plus charitable avec ton cousin, Jéjé.
– Pourquoi "écoutez-moi ça ?" A qui tu parles ?
– Arrête, elle ne me fait pas rire, ta blague, répliqua Erwan, un large sourire aux lèvres. Et pourquoi tu es là, d'abord ? Je croyais qu'après le boulot, tu allais directement chez Marie ?
– Que veux-tu, mon cousin préféré me manquait ! plaisanta son interlocuteur. Mais j'y vais, j'y vais ! Laisse-moi juste le temps de déposer deux trois bricoles... »
L’Autre posa précautionneusement sa plume favorite sur la surface opalescente de son bureau et entreprit de relire les deux derniers chapitres. Le genre de la human fantasy était très à la mode alors ; aussi, en tant qu'écrivain passé maître dans l'art de plaire à son lectorat, il avait entrepris de relater les aventures d'êtres humains vivant sur une planète bleue. Autour de lui, les murs translucides étaient couverts de prises de notes et de recherches qu'il avait effectuées dans ce but. Quant à son bureau, il était encombré de feuillets noircis par des lignes de runes nettes et soignées.
Il interrompit sa tâche un bref instant, fronça les sourcils, reporta son regard sur la page qu'il était en train de parcourir. Soudain, il s’écria :
« Mais… Jamais je n’ai écrit cela ! »
Comme pour se persuader qu'il ne rêvait pas, il lut à voix haute :
« Marie cessa d’écrire et, à court d’idées, regarda le plafond… Et ça continue sur toute une page !... Oui, vraiment, songeait-elle, les tragédiens antiques et leurs successeurs classiques n’avaient pas tort : le Destin existait. Sans cela, elle serait capable de faire ce qu'elle désirait... Il savait depuis toujours ce qu’Il ferait subir à toute forme de vie. Il savait comment Il les ferait vivre, mourir, souffrir, et était prêt à tout pour empêcher quiconque de contrecarrer Ses projets.
Et, bien sûr, personne ne pouvait Lui résister...
Une fois encore, elle eut l’impression d’être observée, comme si quelque indiscret avait le pouvoir de percer le toit et le plafond du regard. »
L’Autre se tut, interloqué. De fait, jamais il n’avait assisté à un tel prodige, bien qu’il bénéficiât d’une longue expérience en matière d’écriture. Cela signifiait-il que les personnages qu’il créait vivaient réellement, qu’ils souffraient de leur manque de liberté et qu’ils étaient capable de penser, à son insu, sans qu'il eût à prendre la plume pour exprimer les réflexions qu'il leur prêtait ?
Ainsi, le destin ignore qu’il est destin. Il est persuadé du caractère fictif de ses récits ; pourtant nous sommes là, pourtant nous existons. De son point de vue, nous sommes chimériques ; mais nous, nous sommes persuadés d'être réels. En d’autres termes, nous sommes convaincus d’avoir inventé le destin ; lui, en revanche, croit nous avoir créés. Qui a raison ? Qui a tort ? Qui peut dire si nous ne vivons pas dans l’imaginaire d’un écrivain et de milliers de lecteurs ? Quoi qu’il en soit, cette hypothèse expliquerait la sensation de "déjà vu" qui nous étreint parfois au cours de notre existence. Elle est du moins plus plausible que cette théorie sans fondement des « faux souvenirs » à laquelle nous recourons par défaut...
Voilà ce à quoi l’Autre réfléchissait, son regard insondable fixé sur la page qui s’était manifestement écrite seule. Machinalement, il se demanda ce que Marie relatait dans son cahier, et s’interrogea sur l’opinion qu’en avaient ses personnages – si du moins ils vivaient, eux aussi. De fait, il n’avait pas défini le sujet du roman de son protagoniste ; aussi n’en apparaissait-il aucune trace dans son propre livre. Imitant involontairement Marie, il leva les yeux : était-il, à l’instar de ses créations, manipulé par un Auteur ? Il ferma son cahier d’un air préoccupé et frissonna. Ce qu’il avait découvert était sans doute vrai depuis qu’il existait des mondes quelque part. En outre, il lui semblait désormais peu probable que les êtres nés sous la plume de générations d’écrivains n’eussent jamais pensé par eux-mêmes jusqu’à ce jour. Alors, pourquoi leurs réflexions ne s’étaient-elles jamais écrites d’elles-mêmes auparavant ? Cette question le tourmentait particulièrement. C’est l’esprit empli de désarroi qu’il rejoignit le jardin dans l'espoir de recouvrer sa sérénité.
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