Nouvelles et romans

lundi 7 novembre 2011

Le rêve du peintre

Rédigé le 29 août 2009.


Le jour se levait. Dans le ciel, l’obscur satin de la nuit déteignait à l’est, prenant des teintes rougeâtres et violacées. Petit à petit, une lueur d’ocre jaune vint éclaircir davantage l’horizon paresseux et, lentement, le soleil enlisé s’extirpa du sol, boule incandescente venue chauffer à blanc le monde résigné à sa tyrannie. Les bribes de mon rêve récurrent s’évaporaient tandis que je contemplais ce spectacle déprimant. Encore une journée caniculaire… La pluie ne viendrait-elle donc jamais ?


J’imaginais déjà ce que serait ce jour : se frayer un chemin à travers la foule dégoulinante de sueur jusqu’à la boulangerie ; rentrer, prendre une douche pour tenter vainement de se débarrasser de la chaleur collante ; manger du bout des dents – température excessive rimant avec manque d’appétit ; prendre la voiture, que j’ai bien sûr oublié de garer à l’ombre, pour me rendre à l’atelier ; et peindre, peindre le feu qui m’engourdit, peindre l’absence d’inspiration, peindre l’envie de respirer autre chose que du plomb fondu et des gaz d’échappement fétides. Mais ce jour-là, j’échappai malgré moi à la routine dans laquelle je m’enlisais avec une indifférence passive de légume pourrissant oublié sur un étal de marché. Les prémices de la matinée se déroulèrent comme prévu : foule moite à l’odeur aigre, boulangerie bondée, douche inutile, petit-déjeuner écoeurant, embouteillages puants. Mais arrivé à l’atelier, tout changea.


« Monsieur Jacquemard ? »


Ça, c’était la voix délicate de mon assistante et amie, Manon Redour. Je ne saurais dire comment je l’ai rencontrée et engagée : cette période caniculaire dure depuis si longtemps que je n’ai pas souvenir de ce que j’ai pu vivre avant. Je me tournai vers elle : rougissante, la jeune femme frêle et menue baissait timidement les paupières sous mon regard.


 « Qu’y a –t-il, Manon ? »


 Elle rougit davantage quand je lui adressai la parole. Comme toujours…


« Monsieur, quelqu’un vous attend et désire vous parler.
- Manon, tu sais pourtant que je ne veux voir personne ici tant que je travaille sur ce tableau.
- Pardon, Monsieur Jacquemard, murmura-t-elle, la voix tremblante, le visage et le cou écarlates. Mais cet homme a insisté pour vous voir. Il a dit que c’était de la plus haute importance. Du coup, je n’ai pas osé le renvoyer…
- Tu n’oses jamais renvoyer les visiteurs, soupirai-je. A croire que tu les crains plus que moi.
- Pardon, Mons…
- Oh, ça va ! Inutile de t’excuser pour la moindre de tes décisions. Je parlerai à cet homme, puisque c’est si important. »


D’emblée, quand je vis le visiteur qui m’attendait dans l’atelier, je sus que quelque chose n’allait pas. Quelque chose dans son maintien impeccable, dans sa coupe de cheveux au bol, dans son regard d’oiseau de proie, mettait tous mes sens en alerte. Une petite voix me soufflait :
« Tu vois cet homme ? Il est à l’origine de tous tes maux… Tu as trop chaud ? c’est à cause de lui. Tu t’enlises dans ta routine, toujours la même journée répétée à l’infini sous le soleil accablant ? c’est à cause de lui. Tu as le sentiment que tu ne parviendras jamais à bout de ton tableau ? c’est à cause de lui, à cause de lui, de lui seul ! »


 Je rabrouai d’importance cette voix irrationnelle et, saluant le curieux personnage, lui demandai ce qu’il avait d’important à me dire.
« Voyez-vous, je suis très occupé. Si vous pouviez faire vite, cela m’arrangerait, ajoutai-je.
- Ne me reconnais-tu pas, Jacquemard ?
- Euh… Non. Pourquoi ? je devrais ?
- Oh que oui ! Laisse-moi te rafraîchir la mémoire…. »


Il m’entraîna devant la toile que je peignais actuellement, se mit devant, se tourna vers moi.
« Hé bien, me reconnais-tu à présent ? »
Je fronçai le sourcil, fis un geste de dénégation, ouvris la bouche pour lui intimer de cesser de se moquer de moi… la refermai. Mon regard alla de l’inconnu au tableau et du tableau à l’inconnu sans que je pusse déterminer si je rêvais encore où si j'étais éveillé : car face à moi, je voyais non pas une, mais deux silhouettes très droites, deux paires d’yeux acérés, deux hommes jumeaux, l’un de toile et de peinture, l’autre de chair et d’os. Je rouvris la bouche, la refermai. Je devais paraître ridicule... Finalement, j’appelai :
« Manon, apporte des rafraîchissements pour notre visiteur et moi, s’il te plaît ! »


Le mouvement qui se fit entendre de l’autre côté – bruit de pas, tintement des verres – confirma que la jeune femme m’avait entendu. Je désignai un siège à mon interlocuteur. Il s’assit, je restai debout. Les images se bousculaient dans ma tête… Ce tableau, je le peignais d’après le rêve qui hantait mes nuits depuis le début de ces journées placées sous le signe d’une chaleur indicible…


J’assistais à un banquet, en plein Moyen-Âge. J’avais bu force hypocrate et maintes coupes de vin rouge, et je venais d’achever une délicieuse poire au vin. Autour de moi, les convives somptueusement vêtus étaient figés, comme dans un tableau : ici, une dame à la beauté nonpareille tendait gracieusement la main à son voisin qui la regardait avec tendresse, là un comte au manteau de brocart levait son verre en l’honneur de leur hôte, imité par les autres nobles siégeant à la haute table. Tous étaient tournés vers celui-ci, un comte de haute taille, celui qui ressemblait trait pour trait à mon curieux visiteur. Puis la toile s’animait et les voix joyeuses des convives portant un toast résonnaient en chœur, couvrant les accords que les trouvères jouaient pour le plus grand bonheur des dames et gentilshommes. Tous buvaient. Il se mettait debout en levant la main, imposant ainsi le silence. Comme il allait parler, le rêve s’interrompait…


Je me détournai de mes pensées et reportai mon attention sur lui. Au même moment, la porte s’ouvrit sur la timide Manon, qui présenta à chacun de nous un verre de jus de raisin où tintaient des glaçons. Je la remerciai distraitement, sans prendre garde à son air inquiet, et j'entamai le dialogue avec mon interlocuteur.
 « Qui êtes-vous ?
- Vous le savez déjà. Je suis le seigneur qui préside la table du banquet dans tes rêves, et sur ton tableau.
- Ça ne m’avance pas à grand-chose, déclarai-je franchement. Et puis, pourriez-vous cesser de me tutoyer comme si on se connaissait de longue date ? C’est franchement agaçant.
- Non. »
 Voilà qui avait le mérite d’être clair et franc. Cependant, je sentis la moutarde me monter au nez. Cet importun était-il fou ? à croire qu’il se prenait pour le comte que j’avais peint sans le vouloir à son image.


« Pourquoi ? me bornai-je à répliquer.
- Parce que tu es à mon service. Je t’ai engagé pour peindre mon portrait, Maître Jacquemard. Or, que vois-je ? Au lieu de cela, tu te complais dans tes hallucinations, dans cet enfer – il fit un large geste circulaire du bras, englobant tout ce qui nous entourait – et tu peins inlassablement la même scène, toujours recommencée, jamais terminée, en revivant sans arrêt le même jour, et rêvant sans arrêt de la même chose... Réveille-toi, Jacquemard. Réveille-toi et remets-toi à mon portrait, ou meurs, mais ne reste pas ainsi entre deux eaux. C’est indigne d’un homme de ta trempe, peintre. »


Je me sentis rougir de colère en réaction au ton cinglant de ce fou échappé de l’asile. Que pouvait-il être d’autre, quand il prétendait être un comte qui avait régné dans un Moyen-Âge imaginaire créé de toute pièce par mon inconscient pour peupler mes cauchemars ? Je réagis au quart de tour :
« Monsieur, fis-je froidement, ne croyez pas pouvoir m’impressionner par votre ton impérieux. Vous savez ce que je crois ? Je crois que vous êtes venu ici dans l’espoir que je fasse votre portrait, alors que je ne peins que des scènes. Je crois aussi qu’ayant été introduit ici pour attendre mon arrivée, vous avez été surpris de... de voir votre sosie sur la toile. J’ignore comment vous avez pu découvrir que ce tableau est inspiré d’un de mes rêves, mais une chose est sûre : fort de votre ressemblance avec son sujet central, et sachant qu’il est des phénomènes étranges en ce monde, vous avez pensé que j’avalerais l’histoire confuse et abracadabrante que vous me servez là. Seulement, je ne suis pas si stupide. Alors vous allez sortir d’ici, et vite !
- Malheureusement, c’est impossible, rétorqua fermement mon visiteur. Je ne partirai pas tant que tu ne seras pas revenu à la raison. Laisse-moi t’expliquer, puisque tu as tout oublié de ta vraie vie... »


L’aplomb de ce cinglé était insupportable. Je ne souhaitais qu'une chose, à présent : me débarrasser de lui. La chaleur me brouillait les idées. Je bus une gorgée de jus de fruit glacé ; le liquide trop froid me brûla la gorge.


« Soit, dis-je. Expliquez-moi ça. »


 Mon ton sarcastique ne lui échappa point, je le vis dans son regard. Néanmoins il s’exécuta. Ou plutôt il tenta de le faire. De fait, à partir du moment où il ouvrit la bouche, il se produisit une chose totalement inattendue. Même dans mes cauchemars ou mes rêves les plus étranges, je n’aurais jamais cru que cela pût advenir. Jamais. Et pourtant, cela arriva. Un cri rageur retentit, auquel fit écho le râle furieux de mon hôte brusquement enflammé de haine. Je vis au ralenti, comme dans un rêve, la porte s’ouvrir avec fracas. Double détonation mêlée au tintement d’un verre brisé. Exclamation de victoire se muant en râle d’agonie, rire dément étranglé par une quinte de toux gargouillante. Sous mes yeux effarés, Manon, la timide Manon, venait de se métamorphoser en meurtrière hideuse et le comte si étrange qui avait tant désiré me parler l’avait touchée en plein cœur. Je me sentis faiblir et, pour la première fois depuis une éternité, je frissonnai. La faucheuse, en entrant, avait soulevé ce courant d’air glacé.


Je m’approchai en tremblant de mon assistante, de cette jeune femme au visage délicat et à la beauté fragile qui m’avait côtoyé et secondé de son mieux malgré sa timidité, ravivant mon courage et mon inspiration quand le besoin s’en faisait sentir. L’agonie avait figé son expression naguère si douce en un masque démoniaque : yeux révulsés, rictus haineux, écume aux lèvres, tout en elle semblait empreint d’une méchanceté pure dont je ne l’eusse jamais cru capable. Je frémis de nouveau. Que signifiait ceci ? Malgré moi, je ne pouvais m’empêcher de relier cette effarante métamorphose à son inquiétude excessive quand elle m’avait annoncé mon visiteur. En y repensant, elle n’avait jamais paru autant mal à l’aise quand on venait me voir à l’impromptu…


Je me détournai vivement de ce visage qui me peinait et vins examiner l’homme qui s’était fait passer pour un comte. Lui n’était pas encore mort. Sa respiration ronflait et sifflait à faire peur – sans doute ses poumons étaient-ils touchés et se remplissaient-ils de sang... Sentant que je me penchais sur lui, il ouvrit les paupières qu’il venait de crisper douloureusement, et murmura péniblement :


« Écoute, Ja…cquemard, et ne…m’interromps pas. J’ai… peu de temps… devant moi… Elle… Manon… c’est elle qui t’as tué… Non, tais-toi, écoute… Tu es Maître… Jacquemard, peintre… et enlumineur de talent… Tu as é… conduit cette femme… ta servante… Elle… elle t’aimait… et tu as rejeté son… amour… Alors… elle t’as… maudit et… s’est damnée… »
La voix de l’homme s’affaiblissait, je me penchai davantage.
« En plein banquet, un soir, elle t’a tué… ou presque… elle t’a raté… »
Il toussa, un filet de sang se mit à couler de ses lèvres.
 « É…écoute… Elle… a disparu… quand tu as plongé dans l’in... dans... l'inconscience… et… tu t’es mis… à.. diva…guer… Les… clercs m’ont rapporté ce que tu… disais… par la grâce de… Dieu, j’ai pu comprendre ce qui s’était produit et j’ai pu m’infiltrer dans ton rêve, ou plutôt… dans… l’enfer où elle t’avait enfermé… »
Je le fis taire d’un geste. J’avais compris où il voulait en venir. Manon, la timide Manon… Une sorcière ? et moi, un homme du Moyen-Âge ? Dehors, l’orage qui menaçait depuis si longtemps se mit à gronder au loin, roulement de tambour ponctuant un instant crucial. Dans un flash aveuglant, je vis mon rêve se dérouler à nouveau…


 J’assistais à un banquet, en plein Moyen-Âge. J’avais bu force hypocrate et maintes coupes de vin rouge, et je venais d’achever une délicieuse poire au vin. Autour de moi, les convives somptueusement vêtus étaient figés, comme dans un tableau : ici, une dame à la beauté nonpareille tendait gracieusement la main à son voisin qui la regardait avec tendresse, là un comte au manteau de brocart levait son verre en l’honneur de leur hôte, imité par les autres nobles siégeant à la haute table. Tous étaient tournés vers celui-ci, un comte de haute taille, celui qui ressemblait trait pour trait à mon curieux visiteur. Puis la toile s’animait et les voix joyeuses des convives portant un toast résonnaient en chœur, couvrant les accords que les trouvères jouaient pour le plus grand bonheur des dames et gentilshommes. Tous buvaient, il se mettait debout en levant la main, imposant ainsi le silence. Comme il allait parler, une flèche sifflait et s’enfonçait en crépitant dans mon dos. Je la sentais percer les chairs, passer entre les côtes, perforer le poumon gauche et s'arrêter à quelques pouces à peine de mon cœur. La pièce tanguait, des cris affolés retentissaient, je vis le plafond prendre la place du mur et le mur remplacer le sol… Un noir… Manon à mon chevet… Puis un gouffre sans fond, puis, ce monde étrange où la langue était à la fois familière et étrange, où le soleil était éternel, où Manon était à mes côtés… J’y étais depuis toujours, et je l’aimais.


Le dégoût me saisit soudain, accompagné d’une brusque nausée. Une bile amère emplit ma bouche. Dehors, il se mit à pleuvoir. Je battis des paupières, aveuglé par un nouvel éclair.
 « Il bouge ! Il a ouvert les yeux ! »
J’entrevis une chambre familière aux murs de pierre de taille, des visages anxieux, amicaux que je n’aurais jamais imaginé revoir. Je souris, avant qu’un spasme d’agonie ne rompît le fil qui me reliait à la vie.


En 2009, bien des siècles plus tard, des passants entendirent deux détonations provenir de l’atelier du peintre Jacquemard. Quelqu’un saisit son téléphone mobile pour appeler la police. Peu après, les sirènes hurlantes des voitures de patrouilles vinrent rivaliser avec les grondements du tonnerre. Mais comme elles arrivaient sur les lieux, un éclair aveuglant força tout le monde à fermer les yeux. Quand les badauds et les agents rouvrirent les paupières, les flammes dévoraient l’atelier. Il n’en resta que des cendres. Rien ne put être sauvé.

2 commentaires:

  1. je vois que j'ai pris du retard dans la lecture de tes textes.
    Félicitation, j'adore ta nouvelle, le début est poétique, l'histoire est énigmatique, on ne sait plus de quel côté est la toile, de quel coté est la réalité! bravo
    bisous

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  2. C'est vrai, ça te plaît ! Merci !

    Passe une bonne soirée.

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