Nouvelles et romans

dimanche 25 novembre 2012

La sphère réfléchissante

M.C. Escher, Main à la sphère réfléchissante
C'était une sphère de métal parfaitement lisse, assez lourde, dont la surface limpide reflétait avec netteté la pièce qui l'environnait : un vaste salon meublé de fauteuils confortables et d'étagères surchargées de livres, dont les murs étaient ornés de nombreux tableaux.

L'homme l'éleva à la hauteur de ses yeux et y contempla son visage émacié, ses yeux cernés, sa barbe et sa moustache bien taillées qui lui donnaient une expression triste et mélancolique en toute circonstance.

"D'où vient cet objet ?" se demanda-t-il, perplexe. Il avait beau la tourner et la retourner, il n'y voyait rien qui pût lui permettre d'identifier sa provenance ; il n'y voyait rien que son reflet et celui du salon.

Avec un soupir, il posa la boule étincelante sur son bureau, avec précaution. Ce n'était pas la première fois que des choses apparaissaient ou disparaissaient dans cette demeure... Pas plus tard que la veille, son presse-papier en verre avait disparu ; et voilà qu'au même endroit apparaissait la sphère. Cette fois, si son épouse ne le croyait pas, c'est que l'un d'eux avait perdu l'esprit.

Justement, la porte s'ouvrit, livrant passage à celle qui illuminait ses journées de son sourire charmant.
"Circé, tu tombes bien, lança-t-il, heureux de la voir et inquiet de sa réaction.

Elle vint s'asseoir à proximité.
- Pourquoi donc, mon amour ?
- Regarde, regarde ça, dit-il en lui tendant fiévreusement l'objet qui l'intriguait tant.
- Ton presse-papier ?
Elle prit la sphère entre ses mains, perplexe. Elle la tourna, la retourna, fit un clin d'oeil à son reflet, rajusta coquettement une mèche de cheveux puis la rendit à son mari.
- Je ne vois pas ce qu'il a de spécial.
- Décris-le moi, s'il te plaît, lui enjoignit-il sur ton pressant.
- Si tu veux... C'est une sphère de métal. On se voit dedans. Elle est un peu lourde mais ce n'est pas anormal. Bref, c'est ton presse-papier.
- Mais... mais mon presse-papier ne ressemble pas à cela ! Il est en verre, avec une orchidée à l'intérieur. Et il a disparu hier pour être remplacé aujourd'hui par cette... cette... chose.
- Tu fais erreur. Il a toujours été en métal. Quant à sa disparition d'hier, hé bien... tu l'auras égaré, puis retrouvé, voilà tout !"

Il ne répondit pas. A quoi bon ? Mais quand Circé fut repartie, il reprit la boule métallique et la contempla de nouveau. Et là...

Au lieu de voir se refléter son visage fatigué, il aperçut celui de sa souriante épouse. Il la vit lui adresser un clin d'oeil, rajuster une mèche de cheveux. Il la vit saisir le coupe-papier sur le bureau, sans cesser de le regarder. Il la vit bondir hors de la sphère pour se précipiter sur lui, une expression de haine violente sur la figure et, avant d'être envahi par une obscurité sans fin, il crut entendre le reflet lui murmurer : "Tu es fou, tu es fou, ce n'est qu'un presse-papier."

dimanche 19 août 2012

Plume


"Plume ! Plume ! Où es-tu ? Plume !"

Sans fin, l'appel résonnait dans le quartier étouffé par la chaleur pesante. Seul le silence répondait, à peine troublé par des cris d'enfants et des bruits d'éclaboussures venant d'un jardin.

"Plume ?"

La voix féminine anxieuse provenait d'un vaste jardin abandonné où bourdonnaient de nombreux insectes insensibles à la touffeur moite de l'air.

"Plume !"

Se frayant un passage à travers les ronces et les orties, sa propriétaire, tout en criant, regardait sous chaque buisson, dans chaque taillis. En vain.

"Ho, Plume !"

C'était une autre voix. Une voix masculine, cette fois. Le fiancé de la jeune femme cherchait aussi le chat enfui. Où celui-ci pouvait-il être ? Où se cachait-il ? Se trouvait-il seulement dans ce jardin, quand le quartier en comportait tant, tous mitoyens, tous attirants pour un félin fugueur ?

"Plume ?"

Un miaulement répondit dans les environs. Les jeunes gens se rejoignirent et suivirent la direction dans laquelle il avait résonné, pleins d'espoir.

"Plume ?"

Dans les fourrés, une tête blanche et noire apparut. Plume était blanc. Les jeunes gens rentrèrent chez eux, désespérés.

lundi 6 août 2012

Fleur de montagne

"Dis, maman, parle-moi encore de la montagne..."

La petite voix douce résonnait encore à l'oreille de Laura tandis qu'elle fixait sans la voir sa fille désormais muette. L'enfant paraissait encore plus fragile, avec son teint diaphane et ses yeux éteints ; et pourtant, quelle sérénité sur ce visage de porcelaine pétrifié par le dernier sommeil !

"Dis, maman..."

Laura soupira et, d'une main tendre, ferma les paupières de la défunte si jeune - trop jeune !

"Les montagnes ? Ah, si tu pouvais les voir... Lever la tête vers leurs sommets immortels, te perdre sur leurs flancs majestueux, plonger les yeux vers les fils d'argent qui coulent dans leurs vallées en contournant des villages de poupées... Là-haut, le temps ralentit et s'arrête, là-haut, la civilisation humaine est soumise aux lois de la nature encore toute puissante, là-haut, on se sent éternel et insignifiant tout à la fois." 

 Comment se sentait la petite, à présent ? Son âme contemplait-elle la terre d'encore plus haut que les plus hautes cimes ou bien ne restait-il plus rien de la fillette aimante et maladive que Laura avait entouré de tout son amour ? 

"Maman, parle-moi encore de la montagne... Raconte-moi la neige, raconte-moi les fleurs qui poussent entre les rochers et les torrents qui jaillissent sur les sentiers."

Une larme perla entre les cils de la mère, tandis qu'elle répondait à la morte à mi-voix : "En été, les sentiers rocailleux sont parfois difficiles à emprunter, parce qu'une avalanche de rochers les a effacés ; les cailloux roulent traîtreusement sous les pieds, et l'on manque mille fois de se rompre le cou ; mais juste après avoir passé ce danger, lorsqu'on s'arrête pour reprendre son souffle, on est ébloui par la beauté du paysage... et encore, le terme "beauté" n'est pas assez fort pour décrire le caractère unique, ensorcelant, majestueux et imposant du paysage de montagne. Alors, on reste un peu sans bouger, pour s'habituer au vertige qui nous prend, et c'est là qu'on se rend compte de la vie qui nous entoure, fleurs modestes ou colorées, insectes étincelants et papillons pimpants.

Puis le grondement grave de la montagne naît dans le lointain, résonne, grave et solennel comme celui d'un orgue dans une cathédrale. Il se met à neiger car ce n'est plus l'été, mais l'hiver et l'on enfonce dans cette froideur blanche jusqu'à la hanche. Tout est froid, tout est figé mais la pierre vit et parle ; partout et nulle part roule la voix sépulcrale des glaciers. On se sent seul, si seul alors... Pourtant, on ne voudrait pour rien au monde se trouver ailleurs. Tout comme on ne voudrait pas perdre la vie malgré les dangers et les épreuves qu'elle peut nous imposer parfois."

Laura remonta le drap immaculé sur la face froide de sa fille, sa pauvre fille qui aurait tant voulu voir ces merveilles et se plonger dans l'atmosphère fascinante des massifs enneigés.

 "Maman, tu m'y emmèneras, dis ? Un jour, quand je ne serai plus malade ?
- Oui. Je te le promets." 

A présent, l'enfant allait être enterrée dans la montagne - la mort l'avait guérie, à sa façon, alors il fallait que Laura tienne sa promesse. Plus tard, quand elle reviendrait sur la tombe de la petite, elle y trouverait des fleurs délicates au teint de neige, comme sa fille ; des fleurs incapables de s'épanouir dans les plaines, comme la morte ; des fleurs de montagne qui portaient le même nom qu'elle : Edelweiss.

dimanche 13 mai 2012

Nuit de remords

Nouvelle écrite le 15 mai 2011.


Dans sa petite chambre sous les toits, accoudé à son bureau, il se tenait la tête à deux mains. La seule source de lumière dans la pièce, une chandelle de suif dont la flamme vacillait, ourlait son profil acéré d'une fine ligne de lumière et jetait dans la pièce des zones d'ombres mouvantes qui semblaient en accord avec l'humeur sombre du jeune homme.


"Qu'est-ce que j'ai fait, m..., qu'est-ce que j'ai fait, m..., qu'est-ce que j'ai fait ?" 


Sa voix débordait d'amertume et de ressentiment envers lui-même. Il serra les poings, releva la tête. Ses yeux brillants d'émotion flamboyaient dans la pénombre, et sa large poitrine se soulevait et s'abaissait par saccades. Un portrait photographique accroché au mur retint son attention, son portrait à elle... Elle, si charmante, si gracieuse, si vive avec ses grands yeux pétillants d'innocence et son sourire ensoleillé... Elle, à qui la lueur de la bougie semblait apporter un peu de vie ; elle qui avait fait battre son cœur ; elle qu'il avait trahie. Il revoyait son expression incrédule, il entendait encore résonner son rire nerveux entrecoupé de sanglots discordants, et chaque fois qu'il fermait les paupières, il revoyait, imprimé à blanc dans son souvenir, ses yeux qui exprimaient l'amour, la douleur et le reproche le plus violent. 


"Connais-tu Giselle ? avait-elle demandé alors, avec un sourire fiévreux entaché de folie. Je vais bientôt la rejoindre, et danser comme elle avec les Willis. Mais contrairement à elle, je ne te sauverai pas de leur vengeance, oh non !" C'était les dernières paroles qu'elle lui avait adressé. Il n'avait rien compris alors, s'était dit que la fièvre la faisait délirer. Mais elle était morte une semaine après. Et puis, il y a peu, il avait par hasard découvert que ses mots faisaient référence à un ballet classique. Il était allé le voir à l'opéra ce soir même, et à présent, effondré, il regrettait amèrement de l'avoir abandonnée ainsi pour une autre femme plus riche et moins spirituelle. Le vent se mit à gémir, faisant craquer la fenêtre et frémir la flamme de la bougie. Le jeune homme se leva, frissonnant, pour fermer l'épais rideau de la lucarne et conserver un peu la chaleur du grenier. Un instant, il crut entrevoir le pâle visage de son premier amour dans le reflet de la vitre, mais il balaya rapidement cette vision - la fatigue et le regret devaient en être cause. A propos de cette autre femme... son épouse... pourquoi ne l'avait-elle pas déjà appelé pour le dîner ? D'ordinaire, elle hurlait son nom à travers toute la maison à neuf heures précises : "Albrecht ! Encore dans ce fichu grenier, je parie ? Viens manger, grouille !"


Il haussa les épaules. Aucune imporance, après tout. Après leur violente dispute au sortir de l'opéra, où elle lui reprochait - à raison - de toujours penser à "l'autre", à "la morte", il préférait passer la soirée seul et dormir ici, dans ce grenier plutôt que dans la chambre conjugale. Sans même éteindre la chandelle agonisante, le jeune homme se glissa entre les draps du lit d'appoint en soupirant. Seulement, ses pensées, ses remords tardifs l'empêchaient de sombrer enfin dans un sommeil réparateur. Il ferma les yeux, les rouvrit tout soudain en entendant craquer l'escalier.


Presque aussitôt, le sifflement du vent émit une longue plainte à travers l'isolation de la lucarne, faisant imperceptiblement bouger le rideau. En tournant la vue de ce côté, Albrecht se figea : le portrait, au mur... il avait cru le voir cligner des yeux ! Cependant, le phénomène ne se renouvela pas, et il laissa ses poumons se vider, soulagé. Evidemment, c'était stupide ! La flamme mourante et rougeoyante de la bougie était à accuser, forcément !


De nouveau, un craquement se fit entendre, mais sur le palier, cette fois. Son épouse, peut-être, qui venait se réconcilier avec lui ? Mais non, plus rien, si ce n'est la tempête furieuse qui dansait la sarabande à l'extérieur, dans la nuit. A tout hasard, il se leva et ouvrit la porte, mais il n'y avait rien là que l'obscurité épaisse et silencieuse. De retour sous les couvertures, il vit la chandelle s'éteindre ; un point rouge lumineux, seul indice de sa position, demeura longtemps avant de disparaître, laissant notre homme dans le noir complet. 


Complet ? Non, pas tout à fait : qu'était cette forme blanche qui sortait de derrière le rideau ? Gracieuse, mais le regard vide et le sourire éteint, elle semblait à peine toucher le sol ; sa bien-aimée, la seule, l'unique amour de sa vie, celle qu'il n'aurait jamais dû trahir glissait vers lui. Rêvait-il enfin ? Était-il éveillé, en proie à l'hallucination ? Qu'importait. Comme sa belle se penchait sur lui, il murmura son nom, il entendit le sien. Puis, tandis que l'amour longtemps étouffé réchauffait son cœur, l'étreinte glacée de la morte enveloppa son corps. Il sentit ses lèvres de pierre se poser sur son cou, ses dents effleurer la peau tiède sous laquelle la jugulaire battait. Peut-être ne rêvait-il pas, après tout.

dimanche 8 avril 2012

Sans regret

Une larme. Une autre. Un torrent de larmes irrésistiblement entraînées par une émotion trop forte pour être contenue. Dolorès avait le sentiment que sa vie partait en lambeaux et que rien ni personne ne pouvait l'empêcher de se noyer dans les pleurs qui jaillissaient de ses yeux, de son cœur à vif. Elle n'avait jamais été préparée à cela...

Cela... c'est-à-dire des imprévus plus difficiles à assumer les uns que les autres, des chocs plus violents les uns que les autres. Naïve et élevée dans un milieu protecteur dès la petite enfance et jusqu'à l'âge adulte, elle n'avait pas connu, contrairement à d'autres, le divorce des parents, les difficultés financières, la crise d'adolescence, les mauvais résultats à l'école et autres contrariétés qui forgent le caractère. A la place, elle avait été choyée, aimée, élevée dans un cocon confortable et doré ou rien de mauvais ne pouvait l'atteindre. Seulement, il avait fallu en sortir, de ce cocon.... et la prise de conscience du fait que le monde n'était pas aussi merveilleux que son univers d'enfance avait été rude.
Escroquerie. Déception. Cruauté. Hypocrisie. Abus de confiance. Elle avait été victime de tout cela et de pire encore. On lui avait volé son amour pour son métier ; on l'avait vidée de son bonheur, privée de ses appuis familiaux, arrachée à ses repères ; on l'avait dépouillée de ses biens. Et à présent, c'est de sa propre substance qu'on la vidait, de sa personnalité, de ses sentiments, de ses émotions.

Les larmes se tarirent. Dans son cœur sec et vidé de tout chagrin, il ne restait rien, rien qu'une froide résolution. La jeune femme se leva et avança vers la fenêtre de son appartement vidé par les huissiers. Qu'aurait été sa courte vie si quelqu'un l'avait aimée, l'avait soutenue, l'avait aidé à comprendre que tout n'est pas rose dans la vie ? 
Elle ouvrit machinalement les battants tandis que défilait dans son esprit tout ce qu'elle aurait pu avoir : elle aurait su surmonter ses déboires, si elle n'avait pas été seule ; elle aurait pu rire, découvrir qu'un rien peut rendre heureux, prendre confiance en elle, gagner en assurance, repérer les escroqueries et apprécier les délices de l'amour...
Elle se pencha : dans la rue, les automobiles rugissaient, les passants se pressaient tels des fourmis affairées ; des fourmis ou des cafards ? se demanda-t-elle avec dégoût. Elle n'en pouvait plus de cette métropole, de ses habitants, de la tension et de la méfiance qui y régnaient en maître avec la cupidité et l'égoïsme. Elle n'en pouvait plus...

Son corps bascula. Sans regret.

mercredi 28 mars 2012

La sieste



Il dormait.  Son flanc éclairé par le soleil se soulevait paisiblement au rythme de sa respiration et, roulé en une boule duveteuse d'un roux lumineux, les paupières closes, le renard était l'image même de l'innocence et de l'insouciance. Le froissement des feuilles qui tapissaient le sol vint troubler le silence et un homme apparut - un homme qui traquait les animaux sauvages.


En apercevant le renard, le chasseur stoppa net son avancée précautionneuse. Dans la lumière dorée de ce début d'automne, le pelage de l'animal endormi flamboyait, or et cuivre. C'était un jeune, sans doute aucun ; les plus expérimentés se cachaient au fond de leur tanière pour se reposer ; mais lui, insouciant et naïf, il s'était couché là, en plein soleil, pour profiter de sa chaleur bienfaisante.


 Emu, le chasseur hésita, recula... mais sa passion était plus forte que tout : il visa soigneusement. Son doigt s'abaissa. Un léger déclic se fit entendre et il écarta l'appareil photo de son visage. Chasseur d'images... quel beau métier ! En souriant, les yeux brillants, il s'éloigna sur la pointe des pieds.

jeudi 22 mars 2012

Un dimanche de Pâques

Dans la tradition celtique, Pâques s'appelle Alban Eiler ; il s'agit de l'équinoxe du printemps, de la fête du renouveau et de la renaissance. Nouvelle écrite le 20 avril 2011.






 C'était le début de la matinée. Le soleil venait à peine de se lever, et ses rayons traversaient les ramures verdoyantes des arbres, illuminant leurs feuilles presque translucides dans la lumière dorée. Pas un bruit ne venait troubler la paix de cette journée de la Renaissance et de l'Equilibre. Les riches harmonies du chant des oiseaux résonnaient seules dans les sous-bois, se mêlant au murmure mélodieux d'un ruisseau bondissant de pierre en pierre.


Alwena, assise sur un rocher entouré d'eau mouvante, non loin de la rive, goûtait à la paix et à la beauté des lieux, ses pieds nus baignant dans la fraîcheur liquide des flots joyeux. Les rayons matinaux faisaient étinceler sa longue chevelure auburn et paraient son blanc visage d'un éclat féerique. Elle sourit, et ses yeux d'un vert tendre pétillèrent un instant. Aujourd'hui était Alban Eiler, aujourd'hui était la fête de l'Espoir, où tout renaît, où le jour et la nuit durent autant l'un que l'autre. La jeune fille celte se leva et, posant précautionneusement ses pieds d'albâtre sur les pierres glissantes, bras écartés pour conserver son équilibre, rejoignit la berge moussue. Il était temps de retourner au village, si elle ne voulait pas inquiéter son père.


Cependant, elle n'était pas pressée, préférant admirer la nature renaissante plutôt que de se hâter sans regarder autour d'elle. Elle sentait l'herbe douce sous ses orteils, la brise légère dans ses cheveux, les fragrances boisées qui éveillaient l'âme aux beautés de Nature. Elle entendait les chênes murmurer leurs secrets, les fourrés frissonner au passage de quelque hôte des bois, les merles s'agiter dans les branches au-dessus de sa tête. Pas de doute, la renaissance de toutes choses s'exprimait aujourd'hui avec plus de force que jamais.


Tout à coup, elle avisa trois étranges silhouettes tordues, figées dans une danse étrange, un peu à l'écart du sentier qu'elle suivait. Alwena, intriguée, se rapprocha. Elle n'avait jamais remarqué cela auparavant ; et pourtant, ce n'était pas la première fois qu'elle se promenait en ces lieux. Bien vite, elle s'aperçut qu'il s'agissait de troncs tordus, fendus, brisés ou calcinés par une force inconnue. De loin, elle les avait pris pour des Fées dansant les bras levés. La jeune fille approcha encore, effleura d'une main fine et légère l'écorce de chacune, curieuse, admirative. Soudain, elles semblèrent prendre vie : une musique étrange s'éleva des entrailles de la terre couverte de feuilles sèches, des visages s'animèrent, étrangement déformés et pourtant non dépourvus de beauté, et les trois esprits des bois, tourbillonnant dans leurs robes brunes, encerclèrent l'humaine étonnée. Sans l'avoir voulu, Alwena se retrouva à danser avec elles, comme mue par une force indépendante de sa volonté. Enivrée par les accords entraînants qui sortaient toujours du sol, elle se laissa guider, les paupières mi-closes, ses cheveux cuivrés giflant l'air. Combien de temps cet étrange bal dura-t-il ? Elle n'aurait su le dire : bientôt tout devint flou autour d'elle ; elle finit par perdre conscience.


Quand elle revint à elle, la jeune femme était étendue au sol, au bord du sentier, sa chevelure parée d'une couronne de gui. Là-bas, les trois Dryades, de nouveau figées, étaient méconnaissables : des branches nouvelles couvertes de feuilles tendres surmontaient leurs têtes autrefois desséchées. En se redressant, Alwena sourit, heureuse de les voir revivre. C'est là qu'elle se rendit compte du poids qui pesait sur ses genoux ; elle baissa le regard, prit l'objet, l'éleva jusqu'à ses yeux... C'était un oeuf, symbole de Renaissance et de Vie ; un oeuf à la coquille de bois, légèrement chaud au toucher, présent de la forêt à celle qui avait su réveiller les esprits de la forêt. C'était le début de la matinée. Le soleil venait à peine de se lever, et Alwena, debout, serrant l'oeuf contre son sein, tourna le dos à son village pour se consacrer à la Déesse Mère, qui l'avait appelée en ce jour de l'Alban Eiler.

dimanche 11 mars 2012

Le renard blanc

Nouvelle écrite le 24 décembre 2010.

Lorsqu'Azurine le vit pour la première fois, il faisait nuit. La neige avait cessé de répandre ses étoiles sur la terre, et éclairait l'obscurité d'une douce lueur lunaire. Sous le ciel blanc voilé d'ombre, nul bruit ne se faisait entendre dans les bois, à part, de temps à autres, le craquement des branches qui se parlent et le pas léger de quelque animal sauvage menant sa vie nocturne.

La jeune femme était assise dans les frondaisons d'un chêne centenaire aux bras alourdis par les plumes immaculées de l'hiver. Ses yeux d'ambre fixés dans le lointain, elle se perdait dans de sombres pensées, immobile comme la nature alentour. C'est à peine si la brume imperceptible émanant de sa bouche entrouverte permettait de déceler sa présence car, vêtue de blanc dans ce paysage blanc, elle se fondait parfaitement dans l'environnement neigeux. Depuis combien de temps était-elle là, perchée sur son arbre, rêvant en silence ? Elle n'aurait su le dire, mais ses membres engourdis commençaient à la rappeler à l'ordre.

C'est alors qu'il apparut.

 Azurine retint son souffle, écarquilla les yeux, émerveillée. Qu'il était beau, ce renard blanc ! La démarche tranquille, la silhouette élancée, il avançait dans le bois avec l'aplomb de celui qui se sait chez lui, l'expression sereine. Tout à coup, alors qu'elle était certaine de n'avoir pas fait de bruit, il leva la tête vers elle. Les yeux d'ambre de la jeune femme rencontrèrent le regard bleu du renard. Celui-ci s'assit au pied de l'arbre, et ils demeurèrent ainsi, s'observant l'un l'autre, un long moment. Indicible échange sans parole, où chacun semblait avoir beaucoup à dire à l'autre. L'empathie envahit la demoiselle vêtue de blanc. Elle avait le sentiment de comprendre l'animal neigeux.

Brusquement, des cris lointains rompirent la sérénité de ce moment unique. "On m'appelle," murmura-t-elle, tandis qu'une ombre de tristesse venait ternir l'éclatante beauté de son pâle visage. Le renard parut comprendre. Il se leva, et en quelques bonds, il disparut vers le coeur de la forêt, tandis que celle à qui il était désormais lié redescendait du chêne et retournait vers le monde des hommes. Ce monde où elle se sentait si mal, incomprise en raison de son goût pour la solitude et pour la forêt. On lui reprocherait encore d'être partie sans rien dire, on se moquerait d'elle en la traitant de sauvageonne, d'inadaptée, voire d'autiste. Ha ! autiste... savaient-ils seulement que c'était leur égoïsme, leurs disputes incessantes, leur irrespect envers le monde naturel qui l'avaient poussée à s'enfermer en elle-même ? Elle n'était pas autiste : elle était dégoûtée de l'humanité.

Le soir du réveillon, Azurine s'enfuit encore vers les arbres enneigés. Une remarque moqueuse de trop lui avait fait perdre patience et à présent, elle courait dans la neige, s'enfonçant toujours plus loin au coeur de la forêt. Quelqu'un - son frère, en fait, même si elle refusait de le reconnaître comme tel - avait parlé avec fierté de son tableau de chasse ; et elle s'était indignée. Pour la première fois depuis des années, elle avait pris la parole, et on s'était encore gaussé : et pourquoi se priverait-on du plaisir de chasser ? ce n'était que des animaux, et après tout, d'autres naîtraient et remplaceraient ceux qui, morts pour le plaisir des chasseurs, pourrissaient dans les sous-bois... La jeune femme s'était révoltée, d'autant plus que celui qui avait parlé ainsi se moquait comme d'une guigne de respecter l'environnement. Quand il partait chasser, il jetait sans scrupule les emballages de nourriture et bouteilles vides de l'en-cas qu'il ne manquait jamais d'emporter avec lui. Azurine lui avait donc dit ses quatre vérités, et lui n'avait fait qu'en rire, de son gros rire gras et grossier !
Alors, elle était partie, ignorant les cris de sa famille qui la rappelait.

Elle s'arrêta, essoufflée, complètement perdue, et s'assit dans la neige. Fermant les yeux, elle renversa la tête en arrière contre le tronc d'arbre auquel elle s'était adossée, libérant par ce geste les longs cheveux blonds que son bonnet de laine retenait imparfaitement. Au bout de combien de temps eut-elle conscience de sa présence ? Difficile à dire, mais quand elle le vit, le beau renard blanc, elle oublia tous ses états d'âme. Fascinée, elle se leva, et le suivit au cœur de la forêt. Le lendemain, le nom d'Azurine résonnait partout sous les arbres sur un ton angoissé. Le chasseur était là aussi, qui cherchait sa sœur. Il regrettait de lui avoir parlé ainsi, et bien qu'il refusât de changer d'avis, il s'en voulait de s'être moqué de la jeune fille. Alors qu'il s'éloignait des autres, il fut attiré par un double jeu d'empreintes. Des empreintes de renard. Il leva la tête, et crut entrevoir, à la limité de sa vision, deux renards blancs qui l'observaient. L'un avait les yeux bleus, l'autre un regard d'ambre très familier. "Azurine... murmura-t-il, tandis qu'une larme glissait le long de sa joue. Qu'as-tu fait ?"

Ce jour-là, il décida de ne plus jamais chasser.

jeudi 9 février 2012

La Harpe de cristal

Nouvelle rédigée le 13 décembre 2010.


Tous les soirs, à la veillée, les habitants de Gal se réunissaient sur la place de leur village. Et tous les soirs, Nivienne jouait de sa harpe pour eux, illuminant leurs coeurs ravis de mélodies limpides comme l'eau des sources claires. Alors, ils oubliaient leurs soucis, leurs chagrins ; ils avaient soudain conscience des étoiles qui piquetaient le ciel satiné comme autant de joyaux ; ils respiraient avec délices l'air frais et vivifiant de la nuit qui se glissait parmi eux pour écouter Nivienne donner vie à la beauté du monde ; tout leur semblait plus proche, plus net, plus présent, tandis que coulaient les notes liquides... Et la jeune fille, ses longs doigts fins caressant les cordes de l'instrument, ses cils recourbés gracieusement effleurant sa joue blanche, semblait rayonner d'un pâle éclat sous la lune qui se reflétait dans sa chevelure d'argent. Oui, tous les soirs, l'enchantement enveloppait le village et le temps sembler s'arrêter.


Tous les soirs... Mais pas celui-là.


Car cette fois, la place occupée d'ordinaire par Nivienne était vide, au grand désarroi des villageois.


 "Que se passe-t-il ? Où est-elle ?" murmurait-on de tous côtés. Le brouhaha dominait la place qui s'assombrissait avec le coucher du soleil.


C'est alors qu'apparut le père de Nivienne, le front plissé, le regard soucieux. Le silence se fit, et chacun fut frappé par son côté insolite à cette heure-là. L'homme s'éclaircit la voix, baissa la tête quelques instants, la releva et, balayant l'assemblée du regard, il prit la parole.


"Amis, dit-il, sans quitter cet air soucieux. La harpe de Nivienne lui a été volée, et sans elle, ma fille ne peut plus jouer. Depuis qu'elle s'est rendu compte de sa disparition, elle est au plus mal. Il lui faut sa harpe ; sans quoi, elle en mourra, car vous savez comme moi que cette enfant a besoin de sa musique pour vivre !"




Nivienne n'était pas tout à fait humaine, en effet ; sa mère était une elfe de Cristal, peuple qui se nourrissait de musique dès la plus tendre enfance. Cette seule subsistance leur suffisait. A partir de seize ans, on les conduisait dans une grotte que l'on appelait la Salle de l'Orgue, en raison de la forme qu'y adoptaient, au centre, les stalagmites parsemées de cristal de roche. En fait, toutes les parois, la voûte, le sol de cette caverne étaient tapissés de cristaux, les uns minuscules, les autres immenses... Chaque cristal était lié au destin d'un des elfes de ce peuple ; et Nivienne, bien qu'à moitié humaine, partageait également ce lien avec la Grotte de l'Orgue. A seize ans, comme les autres, elle avait été conduite là, pour y reconnaître son cristal.


"Mais comment puis-je savoir où il se trouve ? Il y en a tant ! s'était-elle écriée, perplexe.
- Quand tu t'en approcheras, une douce chaleur se répandra en toi, et en posant la main sur lui, tu le sentiras palpiter sous tes doigts", avait répondu doucement sa mère.
Et c'est ce qu'il s'était produit... Mais alors qu'elle voulait retirer sa main du quartz palpitant, celui-ci l'avait retenue.
"Regarde en son coeur, avait alors déclaré sa mère. Il veut te parler ; c'est pour cela qu'il te retient."


Nivienne avait obéi. Elle s'était penchée, plongeant son regard en lui. Elle avait cru discerner une lueur minuscule, s'était penchée, et soudain, elle avait été aspirée par la lumière. Puis plus rien. Au réveil, une harpe se trouvait à son chevet, un instrument magnifique, qui paraissait de cristal. Cette harpe, c'était une partie de son âme... Et voilà qu'elle avait disparu, laissant la malheureuse elfe de cristal seule, malade et désemparée.




Dans la foule soucieuse, quelqu'un s'écria : "Mais qui donc voudrait lui voler sa harpe ? Tout l'monde aime la belle Nivienne ici, crénom !
- Une de nos filles, peut-être, jalouse de voir que nos jeunes gens ne regardent qu'elle ! lança quelqu'un d'autre.
 Un choeur de protestations féminines s'éleva aussitôt. Les mots calomnies, mensonges, insultes et d'autres bien plus colorés fusaient sur un ton aigu et suffoqué.
- Et pourquoi pas l'un de ses prétendants, plutôt ? cria une jeune femme empourprée d'indignation. Ce s'rait bien dans vos manières, les hommes, de lui prendre sa harpe et d'lui rendre qu'en échange du mariage !"


Des huées, des cris moqueurs de la part des jeunes hommes vinrent couvrir la voix de l'attaquante. Bientôt, le tohu-bohu était tel qu'il était impossible de discerner les voix des uns et des autres. Sans la harpe aux doux accords, toutes les haines, les discordes endiguées jusque-là par la divine musique de Nivienne se ruaient par la brèche et s'en donnaient à coeur joie. De sa chambre, étendue sur son lit, Nivienne entendait la dispute grondante des villageois. Deux larmes limpides s'échappèrent de ses paupières closes et roulèrent sur ses joues satinées. Si seulement elle avait encore sa harpe ! Mais non, elle n'était pas là... et elle ne reviendrait jamais ! Qu'importait que chacun tente ou non de la lui rapporter, elle demeurerait introuvable ; car la jeune elfe de cristal avait échoué à rendre ce village à la paix, comme elle l'avait promis à sa mère avant que celle-ci ne retourne au royaume natal.


Sa harpe n'avait pas été volée : dans un rêve, elle s'était adressée à elle, cette nuit, en une mélodie complexe, un réseau de fils d'or et d'argent mêlés de volutes d'ombres.
"Je ne serai plus là à ton réveil, lui avait-elle dit par cette mélodie ; annonce que j'ai été volée, reste alitée, et attends la réaction des villageois. S'ils t'aident, s'ils me cherchent tous ensemble, tu auras accomplis la tâche confiée par ta mère, et par notre peuple ; s'ils se soupçonnent et s'entredéchirent, c'est que tes talents de musicienne n'auront pas été assez grands pour guérir les villageois de leur nature soupçonneuse et de leur propension à la discorde... Alors tu ressentiras une fêlure dans ton coeur, car je disparaîtrai pour de vrai, anéantie ; et l'elfe Nivienne mourra."


Ce sombre chant avait fait frémir la jeune fille dans son sommeil, mais elle avait gardé confiance en ces hommes et ces femmes parmi lesquels elle avait grandi. Hélas ! Il lui semblait à présent qu'elle était une bien mauvaise harpiste... Une nouvelle larme roula sur son visage. Nivienne était condamnée, son coeur se brisait...


"Non !" Elle se redressa brusquement. "Je ne peux pas les laisser s'entre-déchirer", murmura la jeune fille à la chevelure pâle. Elle avait une idée, et ce n'était pas la mort de sa harpe qui allait l'empêchait de la mettre en oeuvre. Avec effort, elle tituba jusqu'à sa fenêtre en s'appuyant aux murs, ouvrit la croisée, se pencha.


Aussitôt, les villageois se turent, émus : elle leur paraissait si fragile ainsi ! Son visage menu était si pâle qu'on apercevait les veines sur les tempes. Son cou gracile semblait à peine supporter sa tête et sa lourde chevelure d'un blanc immaculé, sa poitrine se soulevait par à-coups pénibles et douloureux. Malgré tout, elle ne leur paraissait que plus belle ainsi, de cette beauté éphémère que l'on aspire à voir durer toujours, et dont on grave les traits dans sa mémoire avant que la mort ne la flétrisse. Ses lèvres décolorées s'ouvrirent dans un silence religieux.
"Villageois de Gal, dit-elle de sa voix douce et mélodieuse, ne vous disputez pas : aucun de vous n'est coupable de la disparition de ma harpe. Moi seule en suis responsable : elle est morte, parce que je n'ai pas su tuer la discorde dans vos coeurs. Vos cris, vos querelles sont parvenues jusqu'à moi, aussi ne le niez pas."
Des têtes se baissèrent, des joues rougirent de honte.
"Je vous en prie, quand je serai morte, continuez à penser à moi, et quand la colère montera en vous, vite ! rappelez-vous ma harpe, qui semblait vous apaiser."


Nivienne mourut une semaine plus tard, et tout le village l'escorta jusqu'à la barque funéraire. Alors, tandis que celle-ci, chargée de fleurs et du corps léger de l'elfe de cristal , s'éloignait des berges terrestres, des accords mélodieux s'élevèrent : les jeunes gens et les jeunes filles du village, qui s'en voulaient de s'être disputés, avaient apporté des instruments de musique, et jouaient de leur mieux pour l'accompagner dans son ultime voyage. Alors, il sembla soudain aux endeuillés que dans les nuages immaculés se dessinait la belle Nivienne, assise près de sa harpe. Sa main se posa sur les cordes invisibles ; des poussières de nuages se détachèrent alors du ciel, et vinrent caresser les visages émerveillés des villageois qui contemplaient le ciel. Depuis ce jour, chaque hiver, il neige sur le village de Gal. Et depuis ce jour, quand un homme ou une femme ayant connu Nivienne ressent de la colère, de la haine, il ou elle saisit sa flûte, sa harpe ou sa viole, et joue de doux accords pour apaiser son humeur.

lundi 6 février 2012

Lumi

Au-dessus d'elle, la neige tourbillonnait, pétales immaculés tombant du ciel en spirale gracieuse. Le sourire aux lèvres, les cheveux défaits, le visage tourné vers les nuages blancs aux reflets gris, elle se mit à tourner, elle aussi, mais sur elle-même, les bras levés. Son rire cristallin s'envola à la rencontre des flocons.

"On n'peut rien faire pour elle ?"

Depuis la fenêtre, la jeune fille était observée par son oncle Stan et par sa mère.

"Non, rien... soupira cette dernière. Les médecins sont impuissants. Tout ce qu'ils m'ont proposé, c'est de l'interner. Je m'y refuse. Ma Lumi, dans un asile ? Jamais !
- Ca s'comprend... Et depuis quand est-ce qu'elle est...?
- Folle ? Ne prends pas cet air-là, il faut appeler les choses par leur nom. Mais, pour te répondre, tout a commencé quand elle s'est mise à faire ce cauchemar... Toujours le même..."

Vent froid. Si froid... si froid que ses doigts bleuissent et saignent, si froid qu'elle ne sent plus son visage. Tout à coup, un cri dans le lointain. Un cri plein de détresse. Un cri plein de souffrance. Le sien, à elle, mais hors d'elle, loin d'elle. Elle essaie d'y répondre, mais de sa bouche ne sort que la bise glacée, brûlante. Glacée au point de faire éclater ses dents, au point de rendre sa langue insensible et figée. Elle tente de serrer les mâchoires, en vain.
Froid... Il lui semble que sa gorge gèle, que ses poumons gèlent, elle suffoque. Petit à petit tout son corps endolori brûle sous l'effet du froid.
Froid... Et tout à coup, alors qu'elle n'est plus qu'une statue de glace qui éclate de toutes part sous l'effet de la tempête furieuse qui fait rage en elle, retentit le chant d'un oiseau, très loin, puis plus près, encore plus près. Alors le vent s'apaise, une douce chaleur vient vaincre la neige et la transformer en pétales de fleurs... 
Printemps. Mais le soulagement n'est que de courte durée. Elle s'aperçoit qu'elle fond... Pas seulement la glace qui l'enferme dans une gangue étincelante, non. Son corps lui-même se liquéfie. Et dans un hurlement, elle tente de se débattre et de lutter.

"A ce moment-là, Lumi se réveille systématiquement en sueur. Au début, elle n'y faisait pas attention. Elle savait que ce n'était qu'un mauvais rêve... Mais petit à petit, son comportement a changé. Elle s'est mise à redouter le froid, séchant les cours dès que la température avoisinait 0°C...
- C'était pas un prétexte pour rien faire, par hasard ?
- Oh, non ! Elle a toujours aimé étudier. Je devais même l'empêcher d'aller à la fac quand elle était tremblante de fièvre tant elle aimait apprendre. Mais, maman, disait-elle, je ne peux pas rater ce cours sur la poésie de Mallarmée, c'est tellement passionnant, la littérature symboliste ! "

La mère de Lumi marqua une pause. Dehors, sa fille tournait de plus en plus vite comme la neige s'intensifiait.

"Mais, reprit l'oncle Stan, elle a pourtant pas l'air frileuse, là ! Regarde-la donc !
- Oui, soupira son interlocutrice. Mais c'était la première étape. La deuxième, c'est que... une fois persuadée de retourner à la fac, elle s'est mise à craindre que la chaleur ne la fasse fondre, comme dans ce cauchemar qui la hantait toutes les nuits. C'est le manque de sommeil qui la rendait folle, je crois ! Car ce rêve la terrifiait tellement qu'elle n'osait plus dormir. A la place, elle se forçait à passer des nuits blanches, se plongeait dans ses livres, à étudier encore et encore.
- Pas étonnant qu'elle ait craqué, oui !
- C'est sûr... Quand la fièvre l'a prise à  cause de ses insomnies, elle s'est mise à répéter qu'elle allait fondre. Un matin, quand je suis entrée dans sa chambre, il faisait si froid que son souffle formait de la buée dans l'air. Elle avait éteint le chauffage et ouvert la fenêtre pendant la nuit... J'ai bien essayé de la refermer et de rallumer le radiateur  mais elle m'en a empêché, elle est devenue menaçante, même !
Le médecin l'a mise sous calmants. Depuis, elle se montre docile et n'essaie plus de transformer sa chambre en glacière mais cela ne l'empêche pas de passer le plus de temps possible dehors quand il fait froid... Pour ne pas fondre, maman, tu comprends, me dit-elle sans arrêt.
- Mais au printemps, elle va bien s'rendre compte qu'elle s'trompe ? Si ça tombe, ça va la guérir de sa lubie...
- Espérons-le ! Bon, je te sers un thé ?"

Là-bas, dans le jardin immaculé, Lumi tournait, tournait sous les flocons blancs, insouciante. Etait-ce bien de la neige qui s'accrochait dans ses cheveux épars ? Non... Elle ne pouvait le croire, car le froid avait cessé. Au contraire, il faisait doux. Finie la sensation d'avoir les doigts raidis et le nez gelé. Il lui semblait que le ciel irradiait d'une douce chaleur tandis qu'elle tournait, tournait en contemplant les pétales parfumés qui tombaient sur elle. Au loin, le chant léger d'un moineau. C'était le printemps... Ou alors l'été, peut-être ? Car sa peau la brûlait à présent. Son souffle desséchait ses lèvres ; ses poumons, sa gorge se consumaient. Son cauchemar était trompeur : elle ne fondait pas, elle prenait feu ! Elle avait beau retirer son manteau, son pull, son maillot de corps, les flammes invisibles étaient impitoyables. Et le monde tournait si vite...
Quand son oncle et sa mère, après leur tasse de thé, vinrent la rejoindre, il était trop tard. Son corps bleui était étendu dans la neige, sans vie.

vendredi 27 janvier 2012

Aimer

Nouvelle rédigée le 7 décembre 2010.


Aimer c'est savoir pardonner
Accepter les défauts
C'est savoir partager fusionner
 De corps et d'âme
Aimer c'est savoir se comprendre
S'accorder se confondre
C'est savoir s'écouter s'entendre 
De corps et d'âme. 


Tandis que Marie contemplait la mer, les vagues lui chantaient cette chanson troublante. Les paroles étaient parfaitement audibles, comme si les flots qui caressaient les rochers en contrebas avaient pris vie. Cela n'inquiétait pas la jeune femme : il y avait belle lurette qu'elle s'était accoutumée à ce curieux phénomène.


Chaque fois qu'elle se mettait à sa fenêtre, la nuit, les eaux tumultueuses s'adressaient à elle et chantaient des légendes marines, faisant revivre pour elle des temps anciens où les sirènes n'étaient pas que des mythes, où l'amour parfait existait, où la fameuse Atlantide éblouissait encore le monde par sa splendeur et sa puissance... et ce depuis son enfance.


Lorsqu'elle avait entendu la mer lui parler pour la première fois, elle l'avait raconté à ses parents, les yeux brillants d'un éclat fiévreux qui les avait inquiété. Comme c'était alors une fillette d'à peine huit printemps, ils lui avaient gentiment demandé ce que lui racontaient les vagues ; mais malgré son jeune âge, elle avait compris, au ton faussement intéressé de leurs voix, qu'ils ne la prenaient pas au sérieux. Elle n'en avait donc plus parlé, et avait continué à venir au même endroit, le soir, sur la falaise, écouter le chant mélodieux des flots.Les années passant, tandis que l'enfant devenait femme, les contes et légendes étaient devenus poèmes d'amour murmurés doucement par l'écume, comme ce soir.


Cependant, cette fois, il y avait quelque chose de différent dans l'intonation des flots, une mélancolie imperceptible qui surprit Marie. Quand la mer se tut, la jeune fille se pencha, ses mains fines appuyées sur le bord de la falaise, ses cheveux soyeux d'un blond lunaire cascadant autour de son doux visage. "Vagues aimantes à la voix murmurante, quelle sombre amertume perturbe votre voix ?" demanda-t-elle, adoptant sans s'en rendre compte le langage archaïque de la mer sans âge.
"Marie, enfant de la terre ferme, tu vas bientôt me délaisser pour un être de ta race. Un jeune homme, aimable, aimant et amoureux de toi.
- Oh ça, jamais ! s'écria la belle. J'en fais le serment : je me jetterai dans les flots plutôt que vous trahir !
- Prends garde, chère Marie ! Tu partages avec moi un caractère changeant... Prends bien garde de trahir ton serment... car alors je viendrai te le rappeler ; et si tu ne te précipites pas dans mes vagues après l'avoir rompu, je viendrai te chercher..."


Puis la mer s'était tue, et la jeune fille était rentrée chez elle, l'esprit agité de mille pensées. Le lendemain, voilà qu'on sonne à la porte. Comme toujours, Marie devança ses parents pour ouvrir, car comme d'habitude, elle était au rez-de-chaussée et eux, à l'étage. Du fait qu'ils travaillaient à domicile, ses parents n'avaient que peu de contact avec l'extérieur et les seuls qui vinssent chez eux étaient le facteur ou un livreur d' UPS, pour les pièces d'ordinateur dont avait besoin son père afin que son pc soit toujours à la pointe de la technologie - chose primordiale dans son emploi.


Cette fois-ci, cependant, ce n'était ni un livreur ni le facteur. Sur le perron se tenait un jeune homme de son âge, à peine plus grand qu'elle, aux cheveux aussi noirs que les siens étaient pâles, et aux yeux gris-verts aussi profonds que la mer.
"... et je voulais savoir si vous l'aviez vu dans l'coin, du coup.
- Pardon ?


Elle sursauta. Absorbée par son examen du bel inconnu, elle n'avait pas écouté un mot de ce qu'il lui disait.


- Excusez-moi, rougit-elle, j'avais la tête ailleurs. Pourriez-vous répéter ?
Il rit, embarrassé lui-même.
- Ce... C'est rien, lança-t-il timidement.
- Non, ce n'est pas rien... J'aurais dû vous écouter. Que disiez-vous ?
- Ben... J'disais que j'ai perdu mon chat. J'ai emménagé hier dans la maison, là-bas, à cent mèt'd'ici. Et comme la porte était ouverte à cause des allées et venues pour ramener les meubles à l'intérieur, le chat, il en a profité pour se barrer. Vous l'avez pas vu, par hasard ?
- Non, mais mes parents et moi, nous sortons très peu.
Le visiteur baissa la tête, attristé.
- Si vous voulez, ajouta Marie, je peux vous aider à le retrouver ?
Le visage du garçon s'éclaira.
- D'accord. Ben... merci.
- De rien ! C'est normal..." sourit la jeune fille, radieuse et attendrie par la gaucherie du malheureux.


Ils cherchèrent longtemps, et finirent par le retrouver perché dans un arbre, dans le parc. Trop prostré pour réagir, il ne fit aucun effort pour aider les jeunes gens à le récupérer. Mais enfin ils y parvinrent et le jeune homme, souriant, serrant le félin soulagé dans ses bras, dit à Marie : "Merci encore pour votre aide ! Vous voulez venir chez moi pour prendre un thé, quelque chose ?
- D'accord, répondit-elle, mais pas sans connaître votre nom, ou au moins votre prénom.
- B...Baptiste.
- Marie.
Ils se sourirent.
- Hé bien ! Maintenant que je connais votre prénom, je peux accepter votre invitation."


Ils passèrent une après-midi merveilleuse et, quand Marie reprit le chemin de la falaise d'un pas léger et le coeur en fête, ils étaient amis.


Le soleil se couchait... aussi la jeune fille se dirigea aussitôt vers le point culminant du plateau, là où elle venait toujours écouter la mer. A peine s'était-elle assise à sa place quotidienne que la voix des flots s'éleva. "Marie, enfant de la terre ferme, aujourd'hui tu as commencé à trahir ton serment. Prends garde !
- Que dites-vous là, mer soupçonneuse ? Le garçon avec qui j'ai parlé n'est qu'un ami !
- Un ami à qui tu pardonnes le langage familier et la timidité, un ami dont tu acceptes la gaucherie... Tu as commencé à l'aimer, enfant, quoique tu puisses penser de tes sentiments.
 - Mais mon coeur ne fusionne pas avec le sien...
- Pas encore... Mais n'oublie pas que tu es en grand péril si cela devait arriver. Par ton serment, tu es mienne. Car je t'aime, belle Marie, mes pensées et mon coeur sont toujours avec toi ; je suis sans cesse à l'écoute de ton âme, et je te comprends assez pour savoir que tu risques de tomber dans les rets de ce jeune homme de la terre ferme. Qu'importe, je te pardonne, pourvu que tu te rappelles ce que tu devras faire en cas de manquement à ton serment."
Marie et la mer parlèrent peu, ce soir-là, l'une écoutant le reflux des vagues, l'autre attentive aux battements d'un coeur qui découvrait les douceurs et les amertumes de l'amour sans s'en rendre vraiment compte encore...


Le temps passa. Au fil des jours, Baptiste et Marie devenaient inséparables, et les flots de plus en plus gris, qui continuaient à enivrer la jeune fille de leurs poèmes au rythme lent, devenaient plus amers, plus agités aussi. Et puis... vint le moment inévitable où le jeune homme timide, prenant son courage à deux mains, déclara sa flamme à la jeune fille aux cheveux de sirène. Marie se sentit rougir, et son coeur accéléra. Paniquée par ce fait inattendu, étonnée par l'envie de sourire bêtement qui la prenait soudain et affarée à la pensée de ce que pourrait penser la mer, elle ne put que balbutier des propos inaudibles avant de s'enfuir vers les falaises, poursuivie par les appels de Baptiste, interloqué et malheureux de sa réaction.


Debout face à la mer, Marie put enfin se calmer, inspirant à pleins poumons les embruns marins réconfortants.


"Marie, enfant de la terre ferme, tu trahis mon amour...
Les vagues frappaient violemment la roche, en contrebas.
- Que nenni ! protesta la blonde demoiselle. Je n'ai pas répondu à sa déclaration.
- Justement... tu avais peur de la réponse, enfant, et tu as souri intérieurement. Tu l'aimes... tu as trahi ton serment.
Marie rougit et baissa la tête, malheureuse. Elle savait que c'était vrai, même si elle niait l'évidence : elle avait beau résister de toutes ses forces, l'amour du jeune homme aux yeux gris-vert l'avait profondément atteinte, et elle partageait ses sentiments. Et pourtant, elle aimait la mer, aussi...
- Rappelle-toi ton serment, Marie..."


Alors la jeune fille, paupières closes, leva les bras et plongea ; la mer enfla en grondant, et une vague plus haute, se fracassant contre la falaise, cueillit le corps frêle qui chutait.