Nouvelles et romans

mercredi 9 novembre 2011

Juliette (1)

Ecrit entre le 21/01/2010 et le 27/01/2010




 C'était en sortant de l'Opéra...
 Les yeux encore éblouis par Le Casse-Noisette, l'un des plus beaux ballets du répertoire, Juliette prenait à peine garde à ce qui l'entourait. La tête pleine encore des splendeurs baroques de ce lieu autrefois hanté, dit-on, par un fantôme amoureux, l'enfant se laissait machinalement entraîner par ses parents dans la foule parisienne en effervescence. Plongée dans cette rêverie émerveillée, elle n'entendit pas le hurlement des freins, ni ne sentit le choc violent, douloureux qui rompait ses os fragiles, ni ne vit les gens affolés qui se précipitaient vers le lieu de l'accident. Seul le contact soudain de la neige froide sous son dos fit redescendre la petite fille sur terre. Brutalement, toutes les sensations de son corps blessé s'abattirent sur elle, et elle aperçut, à côté d'elle, un couple méconnaissable, couvert de sang. Ses parents ? Que s'était-il passé ?


 Noir.


Quand la fillette prit-elle conscience de l'obscurité qui l'entourait ? Elle était bien en peine de le dire. Quoi qu'il en soit, elle se sentait étrangement à l'étroit dans cette vaste nuit. Elle leva les mains devant ses yeux, et les rapprocha jusqu'à les apercevoir, ombres plus noires que le reste des lieux privés de lumière. En hésitant, elle se leva, avança d'un pas, de deux. La douleur la fit grimacer. Allons, elle n'était pas morte. Peut-être se trouvait-elle dans un hôpital ? Et pourtant, nul bruit ne se faisait entendre. Etrange... Quoi qu'il en soit, la petite voulait en avoir le cœur net. Elle se remit donc à marcher en boitillant, avant de se heurter à un mur.


Doucement, elle y posa une main en aveugle ; le mur s'avéra doux, lisse, un peu frais. Elle décida alors de poursuivre sa progression en suivant ce mur. Elle pourrait ainsi trouver une ouverture, une porte qui lui permettrait de sortir d'ici... Cet endroit n'était pas une chambre d'hôpital : elle était revenue à son lit sans que le mur ne tournât à angle droit ; la pièce était donc ronde, et elle n'avait aucune porte par-dessus le marché. Où se trouvait-elle donc ?


Si seulement il y avait de la lumière, elle pourrait au moins se rendre compte de l'apparence des lieux, et, à partir de là, faire des conjectures... Tout à coup, elle crut percevoir un murmure lointain, comme une mélodie triste aux accords déchirants, qui lui faisait battre le cœur et venir les larmes aux yeux ; une voix mélodieuse, pure comme le cristal, qui chantait sans paroles, avec un accent irréel. Fascinée, l'enfant écoutait de toutes ses oreilles la complainte divine qui devenait de plus en plus claire, de plus en proche. Bientôt, il sembla à la fillette que la chanteuse à la voix de fée était dans sa chambre, bien que ses yeux ne pussent en juger.


Le chant se tut.Une main se posa sur son épaule ; elle sursauta, se tourna et crut entrevoir une silhouette sombre. « Chuuut ! Suis-moi. » Ces mots, prononcés par celle-là même qui avait enchanté la fillette par sa voix, tombèrent dans son coeur comme des gouttes de rosée parfumée et l'inquiétude vague qui l'avait hantée s'effaça miraculeusement. À tâtons, elle trouva la main douce et satinée de celle en qui elle voyait une fée maternelle et bienveillante. Celle-ci la guida sans hésitation, d'un pas si léger que la petite ne parvenait pas à l'entendre, jusqu'au centre de la pièce.


« Attention, il y a un escalier. »


Toutes deux montèrent avec précautions, l'une guidant l'autre avec patience pour lui éviter de tomber, car les marches étaient hautes et raides, et une trappe s'ouvrit comme par enchantement, laissant passer un flot de lumière dans la pièce où l'enfant s'était réveillée. Se retournant, elle vit avec étonnement que l'obscurité n'était pas chassée par cette lumière, mais qu'elle semblait au contraire l'absorber... « Juliette ! Dépêche-toi, enfant. Il ne faut pas que la noirceur de cet endroit s'échappe au-dehors. »
L'enfant obéit, mais nota dans un coin de son esprit les questions qui montaient à ses lèvres, tandis qu'elle découvrait le spectacle qui s'offrait à elle...
« C'est magnifique... » souffla-t-elle, subjuguée, écarquillant ses prunelles noisette.


Devant elle, ce n'était que tours étincelantes de blancheur, arches transparentes illuminées par les rayons d'or pâle du soleil qui les paraient de leur éclat, statues de glace raffinées représentant quelque fées tenant ou brandissant des cristaux aux teintes irisées... Tout, en fait, n'était que glace et neige immaculée. D'ailleurs, Juliette s'en rendit compte tout à coup, il faisait très froid, ici...


On jeta un manteau épais, de couleur blanche, sur ses épaules. Pour remercier sa libératrice, la fillette leva les yeux sur elle ; mais alors, elle eut le souffle coupé en voyant son visage : l'étrange femme arborait un visage aux traits harmonieux, du même blanc bleuté que la neige, et semblait couverte de givre scintillant dans la lumière. Ses iris d'un gris argenté n'avaient pas de pupille. Sa chevelure blanche était couronnée de glace et sur sa robe blanche drapée avec majesté autour de sa taille souple et élancée, elle portait une longue cape immaculée.


Remarquant la fascination de l'enfant, la majestueuse fée sourit tristement.
« La beauté de ces lieux – et la mienne – n'a rien de si merveilleux, Juliette... Elle est le résultat d'une malédiction. Mon royaume se meurt. Les statues que tu aperçois sont les fées qui n'ont plus eu la force de lutter contre le froid ; les tours de glace renferment dans leur gangue mortelle les arbres qui couvraient ce pays de leurs murmures apaisants et de leur verdure enchanteresse ; ils n'avaient pas leur pareille dans le monde des hommes, oh non !... »
 Elle poussa un soupir, et un nuage de givre s'échappa d'entre ses lèvres, puis elle poursuivit :
« J'ignore comment tu es arrivée ici, mais cela ne peut signifier qu'une chose : le Royaume des fées peut encore revivre. La Nature – et elle appuya sur ce mot – peut encore échapper à la mort que les humains lui donnent lentement dans leur course à l'industrie et à l'argent, à la folie et au chaos... »
Changeant brusquement de sujet, elle s'agenouilla devant la petite fille et, la regardant fixement, demanda :
 « Sais-tu ce que contenait cette chambre où tu t'es réveillée, Juliette ?
- Non...
- Le Néant... Le Noir Absolu, qui dévore tout, sans pitié aucune. Nul ne peut y survivre plus de quelques minutes, mais toi, enfant, tu y as dormi un long moment avant que je n'aie le courage de voir ce qui le mettait dans une rage pareille.
- Je ne comprends pas, s'étonna la petite fille. Le Néant peut se fâcher ? Il est vivant ? Comment se manifeste sa colère ?
- Oui, il est vivant, et sa fureur a fait trembler le sol de ce royaume comme au jour où je suis parvenue à l'enfermer. J'ai craint que la secousse ne brise mes sœurs de glace, ajouta-t-elle en effleurant du regard les admirables statues que le soleil faisait briller. Après avoir hésité à le braver au risque de lui permettre de s'échapper, je suis tout de même descendue dans sa prison, mais non sans avoir chanté un sortilège pour le paralyser ; apparemment, il n'est pas indifférent à la musique, et c'est ainsi que j'ai pu le piéger autrefois, d'ailleurs... Quoi qu'il en soit, que tu n'aies pas été détruite malgré le temps passé là-bas me laisse penser que tu peux sauver cet endroit. Emprisonner le Néant n'a fait que ralentir la mort de mon pays. Malgré tout, je suis la dernière survivante, et encore... La glace m'envahit peu à peu. Bientôt, mon coeur sera gelé, et alors... alors le Noir Absolu pourra s'échapper et engloutir le royaume des fées. »


 Juliette demeura silencieuse. Elle, détruire le Néant ? mais comment ? Elle, frêle petite fille de neuf ans, secouée par son accident et la découverte de cet endroit gelé, se trouvait tout à coup investie d'une mission colossale, qu'un héros de légende eût été plus à même d'accomplir... La voyant préoccupée, la fée de glace reprit :
« Juliette, ne te soucie de rien, tu vaincras le Néant sans même t'en rendre compte, tant ce sera aisé pour toi... Viens plutôt avec moi, je vais te faire visiter ma demeure. »
 L'enfant acquiesça et prit la main qu'on lui tendait. Elle frissonna à ce contact glacé. ...............................

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