Nouvelles et romans

vendredi 2 décembre 2011

La Prison du chat (2)

Aussitôt, une obscurité pesante, consistante, vivante m'enveloppa. Un rugissement infernal se déclencha soudain - je compris qu'il provenait de la machine. J'étais pris au piège, sans nourriture ni eau, sans air frais ni lumière.


Que faire ? Appeler ? Personne ne m'entendrait, le moteur couvrirait ma voix... Et puis j'osais à peine bouger. Le vacarme assourdissant blessait mes oreilles sensibles et me martelait cruellement la tête. La désagréable odeur de pétrole qui m'avait repoussé en entrant me donnait la nausée. Je finis par appeler, quoi qu'en dît mon bon sens, griffant les parois, fouettant l'air vicié de ma queue, tantôt gémissant, tantôt hurlant de toutes mes forces, au risque de me briser les cordes vocales... rien n'y fit. Alors je m'allongeai, épuisé, attendant le sommeil ou la mort.


Après un temps indéterminé, la faim et la soif m'assaillirent, de plus en plus pressants. Ma gorge brûlait, ma langue était soudée à mon palais et mon estomac se tordait douloureusement. Mais qu'y faire ? Incapable de supporter plus longtemps ce supplice je m'approchai de la masse sombre que mes yeux habitués à l'obscurité distinguaient confusément. C'est alors que je sentis de la graisse de machine. J'y goûtais pour la vomir aussitôt : elle avait un goût rance de rouille et de fer. Oui, mais j'avais si faim... Surmontant ma répugnance, je l'avalai.


Durant des jours et des jours, je dus me nourrir de cette graisse infâme, malgré mon dégoût et ma gorge parcheminée, respirant à peine, faiblissant d'heure en heure, de plus en plus malade. Puis, je me mis à délirer.
Non loin de moi, on avait posé une appétissante assiettée de viande et un bol d'eau fraîche. Je voulus manger, je voulus boire : je ne léchai que le sol poussiéreux. Ce qui me fit éternuer violemment et accentua ma soif.


Le temps passait. Combien d'heures, de jours, de semaines s'était-il écoulé ? Rêvais-je ? Ne rêvais-je pas ? J'avais soif. La provision de graisse de machine s'épuisait. Je crus entendre un grattement. Un rat ! Je bondis mais, hélas, mes griffes fendirent l'air sans rien saisir.


J'avais soif. Mon odorat me jouait des tours lui aussi. Je croyais sentir des fumets délicieux. Si je n'avais pas eu si soif, j'en eusse eu l'eau à la bouche.


Les secondes tombaient lentement, lourdement autour de moi, avec une telle désinvolture qu'elles semblaient me narguer. J'avais soif.


Soudain, le tangage cessa, le silence se fit. Enfin, la porte s'ouvrit. Sans attendre, rassemblant mes maigres forces, je me précipitai à l'extérieur, ronronnant de bonheur et de soulagement. Hélas ! Cette précipitation me perdit. La lumière du jour m'éblouit soudain, une douleur intense me vrilla les yeux et le crâne... Il n'est pas recommandé de passer de l'obscurité profonde à une vive lumière : j'étais aveugle.




Mais quel est ce bruit ? Quelqu'un s'approche de moi, je le sens. Quelqu'un respire devant moi et me regarde. Méfiant, je me rencogne contre le mur. Qui est-ce ? Ami ou ennemi ?
"Pauvre chat ! Si maigre, et aveugle encore ! N'aie pas peur, je ne te veux aucun mal. Laisse-moi te prendre dans mes bras."


Alors, je suis soulevé, caressé. On m'emmène. Une porte s'ouvre, se ferme et je suis posé sur quelque chose de doux et de moelleux. Un fauteuil ! Un siège confortable et douillet, enfin ! On me donne à manger, à boire ! Plus jamais je ne devrai fouiller les poubelles pour me nourri. Plus jamais il ne me faudra boire d'eau de pluie dans les gouttières. Mon bienfaiteur me brosse, puis me prend sur ses genoux. Heureux, je ronronne.


A présent, qu'importent ma cécité et le passé ? Désormais, je suis heureux. Mes sens sont suffisamment aiguisés pour que je ne regrette pas ma vue. Enfin... pas trop.

lundi 28 novembre 2011

La Prison du Chat (1)

Nouvelle rédigée en 1999, d'après un fait divers assez ancien.

Chat des rues, je ne puis compter que sur moi-même pour survivre : je dois me battre pour être respecté, me battre pour me nourrir, me battre pour vivre. Car la mort nous attend partout, nous, les gouttières, les errants jetés à la rue ou nés dans les poubelles. Elle peut surgir n'importe quand : sous la forme d'un chien enragé, d'une maladie incurable, d'une voiture folle surgissant à l'improviste...

Il n'en a pas toujours été ainsi, pourtant. 
Autrefois, j'avais un foyer. J'étais bien nourri, bien traité, heureux. Lorsqu'il pleuvait, je restais à l'abri et j'écoutais les gouttes d'eau crépiter sur les vitres en contemplant la rue grise et morne d'un œil serein. Aujourd'hui, par mauvais temps, je dois bon gré mal gré continuer à errer en quête de ma pitance, trempé jusqu'aux os, le poil hérissé. 
Auparavant, je n'étais jamais importuné par mes congénères. Je me contentais de les narguer, à l'abri derrière la fenêtre close, considérant avec mépris leurs regards envieux et leurs feulements pathétiques. Depuis la mort de ma maîtresse, je dois les affronter tous les jours pour conserver mon territoire.

Malgré tout, je n'étais pas malheureux, dans la rue. Une fois mon autorité établie, les autres matous finirent par éviter mon territoire. Nous ne nous battions plus qu'à l'époque des amours. Les hommes et leurs enfants m'évitaient - peut-être respectaient-ils mon ascendance aristocratique, moi qui étais un chat des forêts norvégiennes pure race ; oui, malgré mon pelage emmêlés, mon oreille déchirée et la balafre qui me barrait l'œil droit, je me tenais si fièrement et avec tant de dignité qu'ils ne pouvaient qu'être intimidés par ma royale prestance. Les autres, eux, n'étaient que des rustres à la démarche grossière. Forcément.
Oui, j'avais encore la belle vie, avant l'incident... Car aujourd'hui, à cause d'Elle, je suis incapable de me débrouiller seul. A cause d'Elle, je suis dans les ténèbres, obligé de ne plus me fier qu'à mon ouïe, à mon odorat et à mes vibrisses. Et ils sont beau être extrêmement sensibles, je ne regrette pas moins ma précieuse vision... pourtant, ce n'est pas ce que j'ai perdu de plus précieux.

Pourquoi donc suis-je passé un jour par les quais ? Pourquoi me suis-je arrêté devant une de ces montagnes flottantes que les hommes appellent des bateaux ? En contemplant cette chose hideuse, je m'étais souvenu qu'un ami de ma maîtresse avait voyagé sur un de ces navires, autrefois. Alors, Elle m'avait chuchoté : "Pourquoi ne pas monter à bord ? Tu en apprendras plus sur les êtres humains, de cette façon... Allez, saisis ta chance, grimpe !"

Maudite curiosité ! Je t'ai stupidement obéi et je l'ai bien regretté. Pourtant, tous mes sens se révoltaient, me criaient que j'étais en danger. C'est vrai, quoi : un chat n'a rien à faire sur un paquebot ! J'aurais dû écouter mon instinct et redescendre aussitôt. A la place, je m'enfonçai toujours plus profondément dans les entrailles du monstre. Bientôt, j'entrai dans une vaste salle où se trouvait une énorme machine. L'odeur qu'elle dégageait était atroce. Je voulus sortir. C'est à ce moment que la porte claqua sinistrement.

vendredi 25 novembre 2011

Eux (2)

... Un mouvement imperceptible à la périphérie de son champ de vision attira son attention. Elle sourit, et se plongea dans sa contemplation discrète, tout en feignant de lire ses magazines.


Ce jour-là, ses "hallucinations" étaient plus visibles que d'ordinaire : on commençait à lui faire un peu confiance, semblait-il ! Et c'était tant mieux. En fait, on lui faisait même énormément confiance, tout à coup... car sans que la vénérable femme eût pu se douter de ce qui allait arriver, l'un de ses compagnons impalpables s'interposa entre la page de magazine et ses yeux.


 Madame Thana se figea. Elle écarquilla les paupières. Elle laissa échapper un "Oh !" incrédule, et laissa glisser à terre sa revue, oublieuse de tout, sauf de la minuscule créature qu'elle voyait devant elle.
 "Qui êtes-vous ?" souffla-t-elle, émerveillée.
La lumière blanche qui émanait de cet être aux contours flous l'empêchait de bien distinguer ses traits, mais elle était certaine que des ailes vibraient dans son dos, et que des yeux noirs la fixaient à travers l'aura lumineuse.


Elle n'obtint pas de réponse, mais les autres, qu'elle percevait encore du coin de l'oeil, vinrent à leur tour voleter face à elle. Fascinée, les paupières plissées à cause de leur éclat, elle ne se lassait pas de les admirer, et les remerciait muettement de l'honneur qu'ils lui faisaient. Et eux, ils la fixaient en retour, face à elle, toujours plus nombreux, silencieux, éblouissants.


Oui, éblouissants ! Toute cette lumière lui vrillait les pupilles, lui brûlait la rétine, mais elle l'acceptait sans peine, reconnaissante, car la douce chaleur qui émanait d'eux soulageait ses rhumatismes. La vieille dame tendit la main, mais ne rencontra que le vide ; ces créatures étaient impalpables, hélas ! Elle se résigna donc à juste les regarder, s'efforçant de ne pas fermer ses paupières fripées. Et plus le temps passait, plus ils étaient nombreux à la regarder ; ses iris bleu pâle disparaissaient dans les rayons blancs des êtres lumineux pas plus gros que des pois.


 ********* 


Trois coups frappés à la porte. "Entrez !" lança Madame Thana, sur un ton cordial qui surprit l'infirmière habituée à un accueil plus ronchon. La jeune femme obéit, et se dirigea vers le fauteuil d'où, recroquevillée dans son châle, sa patiente regardait par la fenêtre.
"Vous êtes bien aimable, aujourd'hui, Madame ! lança-t-elle en souriant. Allez-vous enfin accepter de prendre vos médicaments ?
- Oh, non ! lui répondit-on. Je n'en ai pas besoin."


En parlant, la vieille femme avait tourné la tête vers l'infirmière, un sourire tranquille aux lèvres, détendue comme elle ne l'avait jamais été depuis son arrivée dans cette maison de repos. Mais au lieu de s'en réjouir, l'aide soignante sursauta, recula silencieusement, s'écria : "Mais que vous est-il arrivé ?" Un rire heureux lui répondit. Jamais plus Madame Thana n'aurait à supporter la vue de ces hommes et femmes aseptisés, au visage d'automate.


L'obscurité bienfaisante que lui avaient offert ses amis lumineux avait remplacé le monde qui l'entourait : elle était devenue aveugle.

jeudi 24 novembre 2011

Eux (1)

Où se situe la frontière entre la folie et la raison ? Si quelqu'un voit des choses dont personne d'autre n'a conscience, est-il fou pour autant ?
Nouvelle écrite le 24 novembre 2010.


Ils étaient là. Elle le savait. Elle le sentait. Ils avaient beau nier, les autres, avec leurs visages d'automates aseptisés ; ces gens-là ne faisaient jamais attention à ce qu'il se passait autour d'eux, enfermés qu'ils étaient dans leur petite vie étriquée, dans leurs soucis, dans leur incrédulité. Mais elle, elle les voyait, contrairement à ses geôliers.


 Oui, elle les voyait.


 "Oh, je ne les vois pas avec les yeux, avait-elle tenté d'expliquer au chef des visages aseptisés. C'est juste... Du coin de l'oeil, une vision fugitive. Ils ne se laissent pas regarder en face, vous savez... Mais si je me concentre sur mon livre ou mes magazines, ils arrivent, et je peux les observer à la dérobée.
- Et à quoi ressemblent-ils ? avait demandé l'homme, l'air moqueur.
- Je sais ce que vous pensez, docteur, avait répondu dignement la vieille femme, mais vous vous trompez ! Je ne suis pas folle.
 - Alors, arrêtez d'éluder mes questions, Madame Thana, et répondez ! A quoi ressemblent-ils ?


 Mais la vieille femme était têtue, et refusait de se laisser faire.


- S'ils ne se laissent pas voir par vous, c'est qu'ils ne veulent pas que vous le sachiez !
- Soit ! avait soupiré le médecin – décidément, il n'avait jamais eu de patiente aussi folle que celle-là ! mais il lui fallait l'interroger jusqu'au bout, coûte que coûte, pour faire son diagnostic. Mais alors, dites-moi au moins pourquoi ils sont là ? que font-ils ? que veulent-ils ?
- Ils observent. Ils attendent.
 - Quoi ? ils attendent quoi ?


Penché ainsi vers sa patiente, les mains crispées sur les accoudoirs, les narines frémissantes d'impatience contenue face aux réponses qu'elle lui donnait au compte-goutte, droite et digne, c'est le psychanalyste qui avait l'air d'un fou, et Madame Thana qui paraissait sensée... Conscient de cela, l'homme se redressa et tenta de ses détendre.


- Bah, fit sa patiente, méprisante. Cela ne vous regarde pas !"


La conversation s'était arrêtée là : pas moyen pour le médecin d'arracher un autre mot à Madame Thana. Et pour l'heure, en repensant à la rage impuissante des gens qui voulaient la "traiter pour son trouble hallucinatoire", elle souriait toute seule, les yeux brillants de malice. Oh non, elle n'était pas folle ! Mais elle préférait passer pour telle que dévoiler son secret. Quand bien même elle devrait l'enterrer avec elle.


Un mouvement imperceptible à la périphérie de son champ de vision attira son attention. Elle sourit, et se plongea dans sa contemplation discrète, tout en feignant de lire ses magazines. (à suivre)

mercredi 23 novembre 2011

La lettre au Père Noël

Nouvelle rédigée le 18/11/2010.


Chère Père Noël, J'et ai était bien sage cet année, et j'ai appris mais lesson, même si j'est du male avec l'orthographe. J'aispére que j'aurait comme même se que je voudré poure Noël. Aporttez-moi Aportez-moi le dvd colectore des simesonne sil vous plé, et fete que je soit meyeur en orthograf orthographe pour plu que Papa et Maman sois triste. Bisous, Valentin. 

Les parents de Valentin se regardèrent en souriant, tout émus par la lettre bourrée d'erreurs de leur cher petit. Comment lui en vouloir, quand il faisait tout ce qu'il pouvait pour progresser ? Pauvre petit, ses efforts demeuraient vains... 
"Nous devrions lui dire que Noël ne changera rien à ses problèmes, déclara le père, fermement. Autrement, il va être si malheureux le jour de Noël ! 
- Il ne nous croira pas, chéri. Son cerveau est ainsi fait qu'il ne nous croira pas.
- Il faut le lui dire quand même." 


Ensemble, il se rendirent dans la chambre de Valentin. L'enfant était assis près de la fenêtre, les yeux grand ouverts sur les illuminations colorées de la ville en fête. Un chant de Noël plein de fraîcheur emplissait la pièce. En entendant la porte s'ouvrir, il tourna la tête et eut un sourire pâle à l'adresse de ses parents. Sa mère, comme toujours lorsqu'elle l'avait sous les yeux, sentit les larmes lui gonfler le coeur : le pauvre enfant était si amaigri, si faible ! Sa tête surtout faisait peur à voir : elle paraissait trop lourde pour son cou frêle, malgré les joues creuses, les cernes profondes, les pommettes saillantes. 


L'enfant était malade, très malade : une tumeur au cerveau, dans la zone métalinguistique, l'empêchait de bien écrire, et suite à cette tumeur, une hydrocéphalie s'était déclarée. Aussi les lieux ressemblaient à une chambre d'hôpital. 
"Valentin, mon petit..., commença-t-elle. Mais il lui était impossible de poursuivre, tant l'émotion la tenaillait. - Valentin, poursuivit son mari, nous avons lu ta lettre au Père Noël. C'est bien joli, ce que tu lui demandes, mais il ne pourra pas t'accorder la guérison, tu sais ! 
- Pas vrai ! Le Père Noïel... le... Le Père Noël peut tout offrir ! 
- Non, fiston. Pas tout. La guérison, c'est le docteur qui te l'apportera.
- Le Père Noël est plus fort que le docteur, Papa. Il me guérira avant !"
Ses prunelles trop grandes, dans ce petit visage ravagé par la chimiothérapie, brillaient d'une telle foi en ce qu'il disait que son père abandonna. Il adressa un sourire à son fils, attira à lui la tête chauve et embrassa le front pâle de Vincent. Sa mère lui envoya un baiser du bout des doigts, et ils sortirent en catimini. 


Le soir du réveillon, en s'endormant, Vincent était confiant. Il savait que le Père Noël viendrait ! Le jovial barbu rouge lui apporterait son DVD, puis il le prendrait sur les genoux et lui demanderait s'il voulait caresser les rennes ; alors il accepterait, et le renne qui était en tête de l'attelage poserait son nez sur la tête de Vincent ; et Vincent serait guéri ! C'est la tête pleine de cette pensée qu'il sombra dans les rêves - des rêves d'espoir, de guérison, ou le rouge et le blanc envahissaient tout - le rouge chaleureux du réconfort et le blanc froid de la neige.


Le lendemain matin, quand sa mère entra dans la chambre pour le réveiller, elle comprit. Le silence était trop profond... Elle approcha, doucement, de son fils étendu sous les draps. Entre ses paupières mi-closes, et sur le léger sourire qui détendait ses traits enfin apaisés, elle pouvait lire : "Je te l'avais bien dit, maman ! Le Père Noël m'a guéri."

dimanche 13 novembre 2011

Les rêves de Lucie



Ecrit le 08/11/2010.


Le 06/11

Meurtre inexpliqué à Crèvecoeur-en-Brie

Hier, jeudi 5 novembre, le prêtre de Crèvecoeur-en-Brie, petite commune de l'arrondissement de Melun, a été retrouvé égorgé sur l'autel de l'église Saint Jean Baptiste. Pour les Cépicordiens, c'est un véritable drame.
« Dans notre village, il ne s'est jamais rien produit de tel », a déclaré Jacques Trobare, celui qui a découvert le corps. « Vous comprenez, on n'est que 310 à vivre ici, alors, on n'a jamais eu de problèmes. » Comme ses concitoyens, il n'y comprend rien. « Je ne vois pas 

qui aurait pu en vouloir au père Christian. Il était bon avec nous autres. Et tuer un homme d'église, c'est une abomination. »
D'après la police, rien n'indique si le crime a été commis par un drogué, un tueur en cavale ou une secte. La seule particularité du crime, c'est que le sang qui aurait dû s'écouler par la gorge que la victime a visiblement été recueilli ou nettoyé. Espérons que l'assassin sera rapidement retrouvé.
R.P.

Il n'est pas dans mes habitudes de lire les journaux, et encore moins de découper et de conserver des articles semblables, surtout dans mon journal des rêves. Mais... ce n'est pas un simple fait divers pour moi. Et bien que je frissonne à l'idée qu'on puisse découvrir ce que je vais écrire ici, je ne puis m'empêcher de le consigner.
Bien sûr, si je parle de cela ici, c'est que j'en ai rêvé... J'ai vu ce meurtre se dérouler en détail dans mon sommeil, aussi précisément que si j'avais assisté à cette scène atroce. Bon, cela n'a rien d'anormal en soi, si l'on prend en compte que j'habite Crèvecoeur-en-Brie et qu'il est tout à fait plausible que l'assassin soit un de ses habitants. Seulement, j'en ai rêvé la nuit même où le crime est sensé s'être produit. Et là, ça devient réellement inquiétant à mon goût. Sans compter que j'en sais plus que la police sur les événements, si mon rêve s'avère fidèle aux faits. Voilà qui me donne la chair de poule...

J'ai vu... je ne sais pas comment raconter un tel cauchemar. J'ai rêvé que j'étais à l'église, assise dans le confessionnal. Le prêtre était devant l'autel, il priait. Ensuite, il s'est dirigé vers les portes pour les fermer... et c'est là que quelqu'un, repoussant le battant, s'est faufilé à l'intérieur. J'avais beau plisser les paupières, je n'arrivais pas à voir de qui il s'agissait. Je me suis alors aperçue que j'avais oublié mes lunettes. Le prêtre a alors déclaré : « Il est un peu tard pour venir à l'église. Que voulez-vous ? » La réponse a fusé, haletante et fiévreuse : « Mon père, je souffre mille morts. Les feux de l'enfer me torturent. J'ai soif, si soif ! Délivrez-moi de mes tourments, faites-moi boire la sang du Christ pour me purifier de mes péchés !
- Ce n'est pas la procédure, ma fille. Vous le savez bien. Pour être absoute, vous devez vous confesser. Revenez demain matin, et je vous écouterai.
- Demain ? Ha, demain... mais ce sera trop tard ! Mon âme sera perdue... perdue ! Ô Dieu, pardonnez-moi... mon père, c'est maintenant qu'il faut... le sang du Christ, je vous en supplie...
- Désolé, ma fille, mais c'est impossible. Revenez demain. A présent, il est trop tard, a répondu le père Christian, en la poussant avec douceur vers la porte.
- Trop tard, oui... alors rien ne pourra me sauver ! Vous refusez de m'aider... Infâme, traître à vos voeux ! »
Et tout à coup, sans prévenir, la visiteuse nocturne s'est jetée sur le prêtre interdit et l'a percuté violemment en pleine poitrine. Sous le choc, le malheureux a basculé en arrière, et sa tête a heurté le dossier d'un banc dans un craquement de mauvais augure. Il a glissé au sol. L'autre l'a tiré vers l'autel avec effort, en pestant et en ahanant sous l'effort. Elle a réussi à grand-peine à le poser sur l'autel, la tête pendant au-delà du bord. Elle a sorti le ciboire de son reliquaire, et un couteau suisse de sa poche. Et là, horreur ! Elle s'est servie de ça pour l'égorger. Inutile de préciser qu'elle s'y est reprise à plusieurs fois. Et, à chaque coup, le sang qui jaillissait était recueilli dans la coupe eucharistique.
Quand le sang a cessé de coulé, plus tard, la meurtrière a levé le ciboire, singeant habilement le geste du prêtre lors des homélies, et a lancé, sur un ton solennel : « Le sang du Christ ! »

Je ne suis pas croyante. Mais quand elle a bu la coupe... J'ai pensé : « Non ! elle est possédée, ou quoi ? » Puis, trou noir.

Vraiment, une telle chose est impensable. Au réveil, il m'a fallu du temps pour dissiper les terreurs de la nuit. Je n'y pensais presque plus, cependant, quand j'ai vu la police devant l'église. Alors, j'ai cherché à savoir pourquoi, et quand on me l'a dit, j'ai eu du mal à cacher à cacher mon effroi. Aujourd'hui, mue par une impulsion que je ne m'explique pas vraiment, j'ai décidé de raconter tout ceci et de joindre l'article de journal ci-dessus au récit de mon rêve.
J'espère que cela suffira à me faire sortir de la tête toute cette histoire...

Le 16/11

Dix jours ont passé depuis mon cauchemar, et depuis le crime atroce qui a fait les gorges chaudes du village. La coupable n'a pas été trouvée, l'enquête piétine. Je suis bien placée pour le savoir : ma cousine travaille au service de police, et quand je lui ai demandé sur msn si les recherches avançaient, elle m'a répondu : « la seule chose qu'on ait découvert, c'est que le père Christian a eu le cou brisé avant d'être égorgé... et l'assassin s'y est pris à plusieurs reprises pour lui tailler la gorge ». Ainsi, mon rêve rend parfaitement compte des faits... mais je ne lui en ai pas parlé, elle m'aurait prise pour une folle. Mais je le suis peut-être... Je n'en reparlerais pas si un événement similaire ne s'était pas produit hier. J'ai rêvé que ma voisine, une retraitée charmante qui se prénomme Christine, se faisait assassiner dans les mêmes conditions que le prêtre. Cette fois, j'étais juste derrière la meurtrière, même si elle ne semblait pas s'en apercevoir ; et je suis restée dans son dos jusqu'à la fin du rêve, malheureusement.
Elle a sonné à la porte, Christine a ouvert en disant : « Tiens, c'est vous... Que venez-vous faire à cette heure-ci ? »
La visiteuse a répondu qu'elle avait une chose importante à dire, et a demandé si elle pouvait entrer. Une fois installée dans le salon, elle a sorti de son sac à main le ciboire volé à l'église !
« Mais... que faites-vous avec ça ? » S'est exclamée ma voisine, interdite. Et son interlocutrice d'expliquer tranquillement qu'elle avait soif, et qu'elle souhaitait juste avoir du vin.
« Cette coupe appartenait au père Christian ! C'est vous qui l'avez tué ! »
A ces mots, la meurtrière a poussé un cri de rage, a commencé à bafouiller au sujet du sang du Christ, d'absolution et de soif inextinguible.
Christine a fini de la même façon que le prêtre, mais sur sa table de salle à manger.
Et encore une fois, les faits et le rêve coïncident. J'ai peur... pourquoi moi ?

Le 25/11

J'ai passé une semaine atroce. La nuit, je redoute de m'endormir, et au réveil, je ne suis absolument pas reposée. Pourtant, je ne me rappelle pas de mes rêves. Ou presque... Hier, ce n'est pas une surprise, nouveau meurtre, nouveau cauchemar. Ca commence à bien faire, tout ça... Et cette fois, c'est Christelle, ma soeur, qui est morte. La police va être là d'un instant à l'autre. Je l'ai alertée dès que j'ai découvert le carnage. C'est effarant... effarant. D'autant plus que...
Je n'y comprends rien. Vraiment.
La meurtrière était dans la place. Mon rêve a commencé quand elle s'est penchée sur le lit de ma soeur et a posé la main sur son épaule pour la réveiller.
« Christelle, j'ai soif. Tu peux me chercher à boire, s'il te plaît ?
- Vas-y toi-même... a répondu l'intéressée d'une voix ensommeillée.
- Mais je ne me sens pas bien...
- Bon, bon, d'accord... »
Avec un soupir, elle s'est levée. J'aurais voulu pouvoir la prévenir, lui crier qu'elle était en danger, mais je n'y parvenais pas.
Le soupir a provoqué la crise? Pour la troisième fois je fus témoin de ce crime odieux. Chute, sang qui gicle, coupe porté à la bouche.
Je n'en puis plus... Combien d'autres mourront ainsi ? A qui le tour, la prochaine fois ?
Peut-être moi... Non, ce n'est pas sûr.
Car, comme je portais mes mains à mon visage, affolée, la meurtrière a tourné la tête vers moi ; et je l'ai reconnue. C'est...

Le 26/11

L'assassin au ciboire arrêté

La police crépicordienne a appréhendé hier l'assassin qui terrorisait Crèvecoeur-en-Brie depuis début novembre.
Il s'agit en fait de Mlle Lucie Dérable, soeur de la troisième et dernière victime, Christine Dérable, 17 ans.
Son cas relèverait du domaine psychiatrique. Elle n'a pas conscience d'avoir tué qui que ce soit, même si, a-t-elle reconnu « j'ai vu les crimes se dérouler devant mes yeux ». Cependant, elle répète que c'est en rêve qu'elle a assisté aux trois meurtres. C'est également ce qu'elle a écrit dans son journal, qu'elle a remis d'elle-même aux

autorités pour prouver ses dires. « Mais il y a quand même quelque chose qui m'a choqué, plus encore que ces atrocités : quand j'ai vu le visage de l'assassin, après la mort de ma soeur... c'était le mien. »
Ces prétendus rêves, mensonge ou schizophrénie doublée de somnanbulisme ? Quoi qu'il en soit, la police livrera ses conclusion à ce sujet, sur les liens probables entre les trois victimes et sur les motivations de la meurtrière lors du procès qui sera instruit la semaine prochaine au tribunal de Melun.
R.P.

vendredi 11 novembre 2011

Masque

Pour le défi de la semaine d'Evy.

En se regardant dans le miroir, elle ne se reconnut pas : qui était cette jeune femme sophistiquée, sérieuse, hautaine qui la toisait sans sourire devant les tapisseries guerrières qui ornaient les murs du boudoir ? Elle avait le même visage au contour doux qu'elle, mais son teint était d'un blanc aristocratique et non d'un blanc lumineux. Ses yeux brillaient d'un éclat glacé et non d'un bleu céleste. Quant à ses cheveux de jais, au lieu de mettre en valeur sa peau claire, il lui semblait qu'ils formaient un contraste sévère avec sa pâleur. 

C'était elle... et en même temps, ce n'était pas elle ; c'était un masque, un artifice sans vie, une façade sophistiquée affichée pour plaire à ses parents qui voulaient qu'elle se montre digne d'eux devant le monde qu'ils fréquentaient ; car la jeune fille était à marier et "si elle se laissait aller à des débordements d'énergie et à des effusions ridicules, elle ne trouverait jamais un époux convenable". Tels étaient les paroles mêmes de sa mère. Alors, à regret, elle avait rangé sa bonne humeur naturelle, dissimulé son rayonnement solaire, réfréné son sens de la répartie et de l'humour pour enfiler le masque rigide et impersonnel de la bonne bourgeoise maniérée et respectant à la lettre les convenances.

La vie n'était pas simple en se temps-là pour les demoiselles, songeait-elle, les yeux planté dans ceux de l'inconnue qui avait pris la place de son reflet. A quoi avait servi la Révolution si la bourgeoisie avait repris à son compte les vices qu'elle reprochait à la noblesse ? Isabelle ne le comprendrait jamais, mais elle n'osait poser la question à quiconque. Elle l'avait fait, une fois : elle avait interrogé son père... Il s'était aussitôt fâché, et la jeune fille en avait déduit qu'il était incapable de répondre à cela. Encore que... Comment en être certaine dans un monde où tout le monde portait un masque ? C'était à se demander si un jour, les hommes montreraient leur vrai visage au lieu de se cacher derrière les convenances et les codes de la société. Isabelle en doutait... Mais qui sait ?
Son nom retentit au loin. Elle soupira. Allons, il était temps de descendre dans la salle de réception ; mais un jour, elle échapperait à tout cela, elle s'en faisait le serment.

De nouveau, on l'appela. Alors elle se détourna du miroir, non sans avoir pris soin de vérifier que son masque de jeune fille convenable de la haute société n'avait pas été altéré par ses amères réflexion. 

Elle n'eut plus jamais le loisir de le retirer.

jeudi 10 novembre 2011

Juliette (2)

Au cours des premiers jours passés en ce royaume mourant, Juliette, intimidée par l'éclat diamantin du paysage et par les yeux d'argent de son hôtesse, ne sortit guère de la vaste et blanche demeure où elle était hébergée. Pourtant la Dame au visage scintillant s'occupait d'elle avec une tendresse toute maternelle, et rien n'était plus fascinant que les fabuleuses tours de glace parées d'or par le soleil... et petit à petit l'enfant s'enhardit et se décida à explorer l'étrange forêt de glace. Elle admirait les tours translucides qui dominaient les lieux, s'extasiait sur la lumière projetée au sol quand les rayons du soleil traversaient les stalactites cristallines, riait quand un souffle de vent froid lui chatouillait le visage et lui soufflait ses secrets à l'oreille. Alors la brise semblait se réchauffer un peu, et la petite fille, ravie, lui offrait gaiement son visage.


Comme elle en parlait, un soir, à la fée de glace, celle-ci lui demanda en souriant :
« Et quels sont les secrets que te conte le vent ?
 - Il me parle d'espoir, et de printemps. Et...
- Oui ? Que dit-il encore ? l'encouragea-t-elle.
- Il me parle d'avant...
- D'avant ?
- D'avant que je me retrouve ici par accident.


Juliette poussa un soupir. Même si elle se plaisait ici, ses parents lui manquaient, et l'école, et la danse... Depuis combien de temps n'avait-elle pas eu un cours de danse classique ? Tout à coup, cela lui manquait. Sa gorge se serra. La fée au visage de glace voyait bien que la fillette était préoccupée, et qu'elle regrettait sa vie dans le monde des hommes. Curieusement, toutefois, la blanche dame n'en éprouva nulle compassion. Sans doute son coeur était-il gagné par le froid, lui aussi... Tant que la petite ne retrouverait pas la plénitude et le bonheur, elle ne pourrait vaincre le cercueil de glace que le Néant tissait autour du royaume depuis sa prison. Cependant, elle décida de reporter le problème au lendemain. Juliette avait visiblement besoin d'un peu de solitude pour se consacrer à ses souvenirs. Une fois qu'elle aurait fait son deuil de son passé, elle pourrait accomplir sa tâche.


- Il est tard, Juliette, murmura-t-elle en se levant. Tu devrais aller te reposer.
- Oui. Bonne nuit, reine de l'hiver...
- Bonne nuit, enfant. »


La fée regarda la petite fille quitter le salon en silence. Elle ressentait en son coeur un sombre pressentiment : Juliette l'avait appelée reine de l'hiver, la faisant involontairement tressaillir à ce nom. Ainsi enchaînée à un triste destin, la jeune femme maudite comprit que les glaces auraient raison de sa vie, même si la fillette venait à vaincre l'ennemi de son royaume mourant.


Juliette ne parvenait pas à trouver le sommeil. Blottie sous ses draps, les yeux fixés sur le plafond enluminé avec art, elle ne pouvait détourner ses pensées de sa vie d'antan, et de ses cours de danse en particulier. Il lui semblait entendre la voix de son professeur, comptant les mesures, nommant les pas, corrigeant la position d'une élève ; son âme résonnait des échos du piano dans la salle de danse... Elle se leva, brûlant de se mouvoir au son de cette musique imaginaire. Par la fenêtre, la lune jetait sur l'enfant sa pâle lumière dans l'encadrement des sombres rideaux. Elle se plaça en cinquième position – pieds en dehors, collés l'un contre l'autre – le dos bien droit, le port de tête gracieux. Immobile, elle attendait... quoi ? le départ d'une nouvelle mesure. Enfin elle se mit à danser, avec une maladresse touchante d'abord – il y avait si longtemps qu'elle ne s'était entraînée ! - puis avec une confiance et une grâce croissantes. Un adorable sourire vint éclore sur ses lèvres.


Pendant ce temps, la fée se promenait dans le paysage enneigé qui étincelait sous l'astre nocturne. Pensive, elle se demandait quand Juliette aurait la force de chasser ce froid paralysant... Elle s'arrêta sous une arche gelée, caressa d'une main pâle et un peu raide une colonne de glace. Tout à coup, quelque chose de froid tomba sur ses cheveux ; surprise, elle y passa les doigts, et sentit qu'une mèche était humide ; ses yeux d'argent, reflet jumeau de la lune, se levèrent sur la voûte arquée pour y découvrir des gouttes d'eau...
« La glace fond... Oh, Juliette, tu as trouvé la paix du coeur et le bonheur de l'âme, enfin... Mais c'est trop tard, mon coeur ne peut déjà plus ressentir de joie à cette idée. »
Trop tard... Oui, elle mourrait bientôt, elle le savait maintenant. Elle mourrait sans savoir si cette fois, le Néant serait réellement anéanti... Levant les yeux vers les fenêtres de sa vaste demeure,elle aperçut l'enfant qui dansait, légère, gracieuse, éthérée ; petite fée de l'enfance réchauffant le coeur de ce monde par la flamme enjouée de sa passion. La lune la nimbait d'un halo blanc, la parant de l'éclat d'une fleur de printemps tandis qu'elle dansait, dansait sa joie de vivre. Et par cette improvisation spontanée, elle recréait la vie autour d'elle.


 Le sol trembla : le Noir Absolu, sentant le danger qui le menaçait, se démenait dans sa prison souterraine.


Dans sa chambre, Juliette frémit et cessa de danser. La fée sentit aussitôt le froid redoubler tandis que des nuages d'anthracite s'amoncelaient au-dessus d'elle. Sa voix claire s'éleva, empreinte d'encouragement bienveillant :
« Enfant, prend courage ! Ignore le Néant, il ne peut rien te faire. Danse, petite Juliette, danse ton enfance, tes joies, tes espoirs ! Danse et ne t'arrête pas, quoi qu'il advienne ! »
La petite fille l'entendit, malgré le vent qui commençait à souffler. Elle tenta d'esquisser à nouveau quelques pas, mais le coeur n'y était plus : terrorisée par les manifestations du Néant, elle semblait ne plus pouvoir prendre le dessus, et ses gestes, flous, saccadés, désordonnés, n'avaient plus rien de gracieux, ni d'ordonnés. Un coup de tonnerre claqua, sec, brutal. L'obscurité était presque complète. La fée, dans l'étendue neigeuse, gémit et se courba, une main crispée sur son coeur. Quelle souffrance ! Il fallait tenir pourtant, sans quoi la chose monstrueuse qu'elle avait su séquestrer se libérerait... Mais que faisait la fillette ? Il fallait lui redonner courage...


« Juliette, pense aux moments les plus heureux de ta vie ! Vite ! »


L'enfant ne répondit pas, tétanisée. Elle se mit à fouiller fébrilement dans ses souvenirs, mais elle ne parvenait pas à arrêter son choix sur l'un d'eux, car en arrière-plan de ses pensées demeurait la terreur paralysante que la perspective d'échouer face au Néant générait en elle.


Nouveau coup de tonnerre.


Un gémissement déchirant, inhumain, terrifiant déchira l'atmosphère oppressante, couvrant la voix grondante du ciel torturé.
« Reine de l'hiver ? » appela Juliette, angoissée.
Aucune réponse ne lui parvint.
« Hohé ? »
Rien. Rien, si ce n'est le gémissement lancinant du vent. Brusquement, Juliette s'aperçut qu'elle ne voyait plus rien du tout, en fait... Le froid, mortel, s'insinuait en elle, et l'orage déchaîné lui parvenait comme étouffé. Elle comprit alors que la fée était morte et que le Noir Absolu s'était libéré. Les larmes aux yeux, elle trouva enfin la force de lutter.


La danse qu'elle entama était lente, intense, mouvante, expression du cours tranquille d'une vie paisible. Ses mouvements fluides et légers rappelaient la glace qui fond lentement, la fumée paresseuse qui s'élève nonchalamment d'un feu de bois chaleureux, les rayons du soleil qui se coulent au dessus de l'horizon par un matin printannier.


C'est alors qu'autour d'elle, elle put distinguer le sol blanc, la haute croisée, la chambre richement ornée. Elle se mit à danser plus vite – ce n'était plus l'éveil après un long hiver, mais l'activité joyeuse du printemps. Plus légère qu'un oiseau, la petite fille bondissait souplement, tournoyait gaiement, insaisissable, légère, gracieuse. Oui, elle pouvait vaincre le Néant ! Elle laissa échapper un sourire ravi ; un rayon de lune vint percer les ténèbres...


Encouragée par ce succès, elle se lança dans une série de pas enjoués, vifs, précis ; s'éleva en un grand jeté silencieux, parut un instant planer, pâle cygne auréolé par le flot de lumière opaline diffusée par l'astre nocturne... Dans le ciel pâlissant, un vol d'oiseau passa en lançant un appel joyeux. Il sembla soudain à Juliette que sa poitrine, libérée d'un grand poids, pouvait enfin respirer normalement, sans à coup, profonde : elle avait le sentiment d'émerger à l'air libre après un séjour prolongé sous l'eau, en apnée... Les couleurs des arbres fleuris, libérés de leur gangue cristalline, lui paraissaient plus vives que d'ordinaire dans l'atmosphère pure, comme si jusque-là, un voile translucide s'était toujours interposé entre elle et le monde. Les craquement de la glace en train de fondre et de se briser lui paraissaient plus sonore, et le vent chargé soudain de parfums printaniers lui caressait les joues.


Elle toucha de nouveau terre, souplement. Et comme elle comprenait qu'elle avait vaincu le néant, Juliette, ravie, redevint une simple fillette.
« J'ai réussi ! Reine de l'hiver, j'ai chassé le Néant de votre royaume ! »
Elle sortit de sa chambre en trombe, dévala les escaliers, traversa le grand hall ; quand elle franchit le portail, elle cligna des yeux, éblouie par la splendeur de l'aube. La neige avait disparu, remplacée par un tapis de jonquilles. La glace avait fondu, et les tours étincelantes avait cédé la place à de hauts arbres renaissants... Cependant l'enfant ne se laissa distraire ni par le pépiement de moineaux venus d'on ne sait où, ni par les senteurs enivrantes des fleurs qui offraient leur corolles aux rayons du soleil levant. Elle cherchait une certaine dame au visage à demi gelé mais d'une grande beauté.


Parcourant des yeux le paysage féérique, elle la vit enfin, allongée dans les fleurs. Elle s'approcha vivement, s'agenouilla, posa la tête sur sa poitrine.
« Morte... J'ai agi trop tard, bien trop tard ! »
Les larmes aux yeux, Juliette contempla la morte, libérée de la glace qui avait commencé à l'atteindre quand elle l'avait rencontrée : sa peau demeurait pâle, mais ne présentait plus cette blancheur bleutée du givre ; les cheveux, blonds, cascadaient sur ses épaules et son cou gracile ; et les prunelles, entre les longs cils, jetaient leur éclat bleu sur un monde qu'ils ne voyaient plus.


En fait, remarqua la fillette, la fée ressemblait à sa mère pour la forme du visage et la silhouette fine ; à son père pour ses yeux en amande et le nez fin, légèrement busqué. Douleur violente au coeur, frisson d'appréhension : Juliette réalisa tout à coup qu'elle-même ressemblerait à cela quand elle aurait atteint l'âge adulte. Mais alors...


Alors, elle n'en avait pas terminé avec le Néant !

mercredi 9 novembre 2011

Juliette (1)

Ecrit entre le 21/01/2010 et le 27/01/2010




 C'était en sortant de l'Opéra...
 Les yeux encore éblouis par Le Casse-Noisette, l'un des plus beaux ballets du répertoire, Juliette prenait à peine garde à ce qui l'entourait. La tête pleine encore des splendeurs baroques de ce lieu autrefois hanté, dit-on, par un fantôme amoureux, l'enfant se laissait machinalement entraîner par ses parents dans la foule parisienne en effervescence. Plongée dans cette rêverie émerveillée, elle n'entendit pas le hurlement des freins, ni ne sentit le choc violent, douloureux qui rompait ses os fragiles, ni ne vit les gens affolés qui se précipitaient vers le lieu de l'accident. Seul le contact soudain de la neige froide sous son dos fit redescendre la petite fille sur terre. Brutalement, toutes les sensations de son corps blessé s'abattirent sur elle, et elle aperçut, à côté d'elle, un couple méconnaissable, couvert de sang. Ses parents ? Que s'était-il passé ?


 Noir.


Quand la fillette prit-elle conscience de l'obscurité qui l'entourait ? Elle était bien en peine de le dire. Quoi qu'il en soit, elle se sentait étrangement à l'étroit dans cette vaste nuit. Elle leva les mains devant ses yeux, et les rapprocha jusqu'à les apercevoir, ombres plus noires que le reste des lieux privés de lumière. En hésitant, elle se leva, avança d'un pas, de deux. La douleur la fit grimacer. Allons, elle n'était pas morte. Peut-être se trouvait-elle dans un hôpital ? Et pourtant, nul bruit ne se faisait entendre. Etrange... Quoi qu'il en soit, la petite voulait en avoir le cœur net. Elle se remit donc à marcher en boitillant, avant de se heurter à un mur.


Doucement, elle y posa une main en aveugle ; le mur s'avéra doux, lisse, un peu frais. Elle décida alors de poursuivre sa progression en suivant ce mur. Elle pourrait ainsi trouver une ouverture, une porte qui lui permettrait de sortir d'ici... Cet endroit n'était pas une chambre d'hôpital : elle était revenue à son lit sans que le mur ne tournât à angle droit ; la pièce était donc ronde, et elle n'avait aucune porte par-dessus le marché. Où se trouvait-elle donc ?


Si seulement il y avait de la lumière, elle pourrait au moins se rendre compte de l'apparence des lieux, et, à partir de là, faire des conjectures... Tout à coup, elle crut percevoir un murmure lointain, comme une mélodie triste aux accords déchirants, qui lui faisait battre le cœur et venir les larmes aux yeux ; une voix mélodieuse, pure comme le cristal, qui chantait sans paroles, avec un accent irréel. Fascinée, l'enfant écoutait de toutes ses oreilles la complainte divine qui devenait de plus en plus claire, de plus en proche. Bientôt, il sembla à la fillette que la chanteuse à la voix de fée était dans sa chambre, bien que ses yeux ne pussent en juger.


Le chant se tut.Une main se posa sur son épaule ; elle sursauta, se tourna et crut entrevoir une silhouette sombre. « Chuuut ! Suis-moi. » Ces mots, prononcés par celle-là même qui avait enchanté la fillette par sa voix, tombèrent dans son coeur comme des gouttes de rosée parfumée et l'inquiétude vague qui l'avait hantée s'effaça miraculeusement. À tâtons, elle trouva la main douce et satinée de celle en qui elle voyait une fée maternelle et bienveillante. Celle-ci la guida sans hésitation, d'un pas si léger que la petite ne parvenait pas à l'entendre, jusqu'au centre de la pièce.


« Attention, il y a un escalier. »


Toutes deux montèrent avec précautions, l'une guidant l'autre avec patience pour lui éviter de tomber, car les marches étaient hautes et raides, et une trappe s'ouvrit comme par enchantement, laissant passer un flot de lumière dans la pièce où l'enfant s'était réveillée. Se retournant, elle vit avec étonnement que l'obscurité n'était pas chassée par cette lumière, mais qu'elle semblait au contraire l'absorber... « Juliette ! Dépêche-toi, enfant. Il ne faut pas que la noirceur de cet endroit s'échappe au-dehors. »
L'enfant obéit, mais nota dans un coin de son esprit les questions qui montaient à ses lèvres, tandis qu'elle découvrait le spectacle qui s'offrait à elle...
« C'est magnifique... » souffla-t-elle, subjuguée, écarquillant ses prunelles noisette.


Devant elle, ce n'était que tours étincelantes de blancheur, arches transparentes illuminées par les rayons d'or pâle du soleil qui les paraient de leur éclat, statues de glace raffinées représentant quelque fées tenant ou brandissant des cristaux aux teintes irisées... Tout, en fait, n'était que glace et neige immaculée. D'ailleurs, Juliette s'en rendit compte tout à coup, il faisait très froid, ici...


On jeta un manteau épais, de couleur blanche, sur ses épaules. Pour remercier sa libératrice, la fillette leva les yeux sur elle ; mais alors, elle eut le souffle coupé en voyant son visage : l'étrange femme arborait un visage aux traits harmonieux, du même blanc bleuté que la neige, et semblait couverte de givre scintillant dans la lumière. Ses iris d'un gris argenté n'avaient pas de pupille. Sa chevelure blanche était couronnée de glace et sur sa robe blanche drapée avec majesté autour de sa taille souple et élancée, elle portait une longue cape immaculée.


Remarquant la fascination de l'enfant, la majestueuse fée sourit tristement.
« La beauté de ces lieux – et la mienne – n'a rien de si merveilleux, Juliette... Elle est le résultat d'une malédiction. Mon royaume se meurt. Les statues que tu aperçois sont les fées qui n'ont plus eu la force de lutter contre le froid ; les tours de glace renferment dans leur gangue mortelle les arbres qui couvraient ce pays de leurs murmures apaisants et de leur verdure enchanteresse ; ils n'avaient pas leur pareille dans le monde des hommes, oh non !... »
 Elle poussa un soupir, et un nuage de givre s'échappa d'entre ses lèvres, puis elle poursuivit :
« J'ignore comment tu es arrivée ici, mais cela ne peut signifier qu'une chose : le Royaume des fées peut encore revivre. La Nature – et elle appuya sur ce mot – peut encore échapper à la mort que les humains lui donnent lentement dans leur course à l'industrie et à l'argent, à la folie et au chaos... »
Changeant brusquement de sujet, elle s'agenouilla devant la petite fille et, la regardant fixement, demanda :
 « Sais-tu ce que contenait cette chambre où tu t'es réveillée, Juliette ?
- Non...
- Le Néant... Le Noir Absolu, qui dévore tout, sans pitié aucune. Nul ne peut y survivre plus de quelques minutes, mais toi, enfant, tu y as dormi un long moment avant que je n'aie le courage de voir ce qui le mettait dans une rage pareille.
- Je ne comprends pas, s'étonna la petite fille. Le Néant peut se fâcher ? Il est vivant ? Comment se manifeste sa colère ?
- Oui, il est vivant, et sa fureur a fait trembler le sol de ce royaume comme au jour où je suis parvenue à l'enfermer. J'ai craint que la secousse ne brise mes sœurs de glace, ajouta-t-elle en effleurant du regard les admirables statues que le soleil faisait briller. Après avoir hésité à le braver au risque de lui permettre de s'échapper, je suis tout de même descendue dans sa prison, mais non sans avoir chanté un sortilège pour le paralyser ; apparemment, il n'est pas indifférent à la musique, et c'est ainsi que j'ai pu le piéger autrefois, d'ailleurs... Quoi qu'il en soit, que tu n'aies pas été détruite malgré le temps passé là-bas me laisse penser que tu peux sauver cet endroit. Emprisonner le Néant n'a fait que ralentir la mort de mon pays. Malgré tout, je suis la dernière survivante, et encore... La glace m'envahit peu à peu. Bientôt, mon coeur sera gelé, et alors... alors le Noir Absolu pourra s'échapper et engloutir le royaume des fées. »


 Juliette demeura silencieuse. Elle, détruire le Néant ? mais comment ? Elle, frêle petite fille de neuf ans, secouée par son accident et la découverte de cet endroit gelé, se trouvait tout à coup investie d'une mission colossale, qu'un héros de légende eût été plus à même d'accomplir... La voyant préoccupée, la fée de glace reprit :
« Juliette, ne te soucie de rien, tu vaincras le Néant sans même t'en rendre compte, tant ce sera aisé pour toi... Viens plutôt avec moi, je vais te faire visiter ma demeure. »
 L'enfant acquiesça et prit la main qu'on lui tendait. Elle frissonna à ce contact glacé. ...............................

lundi 7 novembre 2011

Le rêve du peintre

Rédigé le 29 août 2009.


Le jour se levait. Dans le ciel, l’obscur satin de la nuit déteignait à l’est, prenant des teintes rougeâtres et violacées. Petit à petit, une lueur d’ocre jaune vint éclaircir davantage l’horizon paresseux et, lentement, le soleil enlisé s’extirpa du sol, boule incandescente venue chauffer à blanc le monde résigné à sa tyrannie. Les bribes de mon rêve récurrent s’évaporaient tandis que je contemplais ce spectacle déprimant. Encore une journée caniculaire… La pluie ne viendrait-elle donc jamais ?


J’imaginais déjà ce que serait ce jour : se frayer un chemin à travers la foule dégoulinante de sueur jusqu’à la boulangerie ; rentrer, prendre une douche pour tenter vainement de se débarrasser de la chaleur collante ; manger du bout des dents – température excessive rimant avec manque d’appétit ; prendre la voiture, que j’ai bien sûr oublié de garer à l’ombre, pour me rendre à l’atelier ; et peindre, peindre le feu qui m’engourdit, peindre l’absence d’inspiration, peindre l’envie de respirer autre chose que du plomb fondu et des gaz d’échappement fétides. Mais ce jour-là, j’échappai malgré moi à la routine dans laquelle je m’enlisais avec une indifférence passive de légume pourrissant oublié sur un étal de marché. Les prémices de la matinée se déroulèrent comme prévu : foule moite à l’odeur aigre, boulangerie bondée, douche inutile, petit-déjeuner écoeurant, embouteillages puants. Mais arrivé à l’atelier, tout changea.


« Monsieur Jacquemard ? »


Ça, c’était la voix délicate de mon assistante et amie, Manon Redour. Je ne saurais dire comment je l’ai rencontrée et engagée : cette période caniculaire dure depuis si longtemps que je n’ai pas souvenir de ce que j’ai pu vivre avant. Je me tournai vers elle : rougissante, la jeune femme frêle et menue baissait timidement les paupières sous mon regard.


 « Qu’y a –t-il, Manon ? »


 Elle rougit davantage quand je lui adressai la parole. Comme toujours…


« Monsieur, quelqu’un vous attend et désire vous parler.
- Manon, tu sais pourtant que je ne veux voir personne ici tant que je travaille sur ce tableau.
- Pardon, Monsieur Jacquemard, murmura-t-elle, la voix tremblante, le visage et le cou écarlates. Mais cet homme a insisté pour vous voir. Il a dit que c’était de la plus haute importance. Du coup, je n’ai pas osé le renvoyer…
- Tu n’oses jamais renvoyer les visiteurs, soupirai-je. A croire que tu les crains plus que moi.
- Pardon, Mons…
- Oh, ça va ! Inutile de t’excuser pour la moindre de tes décisions. Je parlerai à cet homme, puisque c’est si important. »


D’emblée, quand je vis le visiteur qui m’attendait dans l’atelier, je sus que quelque chose n’allait pas. Quelque chose dans son maintien impeccable, dans sa coupe de cheveux au bol, dans son regard d’oiseau de proie, mettait tous mes sens en alerte. Une petite voix me soufflait :
« Tu vois cet homme ? Il est à l’origine de tous tes maux… Tu as trop chaud ? c’est à cause de lui. Tu t’enlises dans ta routine, toujours la même journée répétée à l’infini sous le soleil accablant ? c’est à cause de lui. Tu as le sentiment que tu ne parviendras jamais à bout de ton tableau ? c’est à cause de lui, à cause de lui, de lui seul ! »


 Je rabrouai d’importance cette voix irrationnelle et, saluant le curieux personnage, lui demandai ce qu’il avait d’important à me dire.
« Voyez-vous, je suis très occupé. Si vous pouviez faire vite, cela m’arrangerait, ajoutai-je.
- Ne me reconnais-tu pas, Jacquemard ?
- Euh… Non. Pourquoi ? je devrais ?
- Oh que oui ! Laisse-moi te rafraîchir la mémoire…. »


Il m’entraîna devant la toile que je peignais actuellement, se mit devant, se tourna vers moi.
« Hé bien, me reconnais-tu à présent ? »
Je fronçai le sourcil, fis un geste de dénégation, ouvris la bouche pour lui intimer de cesser de se moquer de moi… la refermai. Mon regard alla de l’inconnu au tableau et du tableau à l’inconnu sans que je pusse déterminer si je rêvais encore où si j'étais éveillé : car face à moi, je voyais non pas une, mais deux silhouettes très droites, deux paires d’yeux acérés, deux hommes jumeaux, l’un de toile et de peinture, l’autre de chair et d’os. Je rouvris la bouche, la refermai. Je devais paraître ridicule... Finalement, j’appelai :
« Manon, apporte des rafraîchissements pour notre visiteur et moi, s’il te plaît ! »


Le mouvement qui se fit entendre de l’autre côté – bruit de pas, tintement des verres – confirma que la jeune femme m’avait entendu. Je désignai un siège à mon interlocuteur. Il s’assit, je restai debout. Les images se bousculaient dans ma tête… Ce tableau, je le peignais d’après le rêve qui hantait mes nuits depuis le début de ces journées placées sous le signe d’une chaleur indicible…


J’assistais à un banquet, en plein Moyen-Âge. J’avais bu force hypocrate et maintes coupes de vin rouge, et je venais d’achever une délicieuse poire au vin. Autour de moi, les convives somptueusement vêtus étaient figés, comme dans un tableau : ici, une dame à la beauté nonpareille tendait gracieusement la main à son voisin qui la regardait avec tendresse, là un comte au manteau de brocart levait son verre en l’honneur de leur hôte, imité par les autres nobles siégeant à la haute table. Tous étaient tournés vers celui-ci, un comte de haute taille, celui qui ressemblait trait pour trait à mon curieux visiteur. Puis la toile s’animait et les voix joyeuses des convives portant un toast résonnaient en chœur, couvrant les accords que les trouvères jouaient pour le plus grand bonheur des dames et gentilshommes. Tous buvaient. Il se mettait debout en levant la main, imposant ainsi le silence. Comme il allait parler, le rêve s’interrompait…


Je me détournai de mes pensées et reportai mon attention sur lui. Au même moment, la porte s’ouvrit sur la timide Manon, qui présenta à chacun de nous un verre de jus de raisin où tintaient des glaçons. Je la remerciai distraitement, sans prendre garde à son air inquiet, et j'entamai le dialogue avec mon interlocuteur.
 « Qui êtes-vous ?
- Vous le savez déjà. Je suis le seigneur qui préside la table du banquet dans tes rêves, et sur ton tableau.
- Ça ne m’avance pas à grand-chose, déclarai-je franchement. Et puis, pourriez-vous cesser de me tutoyer comme si on se connaissait de longue date ? C’est franchement agaçant.
- Non. »
 Voilà qui avait le mérite d’être clair et franc. Cependant, je sentis la moutarde me monter au nez. Cet importun était-il fou ? à croire qu’il se prenait pour le comte que j’avais peint sans le vouloir à son image.


« Pourquoi ? me bornai-je à répliquer.
- Parce que tu es à mon service. Je t’ai engagé pour peindre mon portrait, Maître Jacquemard. Or, que vois-je ? Au lieu de cela, tu te complais dans tes hallucinations, dans cet enfer – il fit un large geste circulaire du bras, englobant tout ce qui nous entourait – et tu peins inlassablement la même scène, toujours recommencée, jamais terminée, en revivant sans arrêt le même jour, et rêvant sans arrêt de la même chose... Réveille-toi, Jacquemard. Réveille-toi et remets-toi à mon portrait, ou meurs, mais ne reste pas ainsi entre deux eaux. C’est indigne d’un homme de ta trempe, peintre. »


Je me sentis rougir de colère en réaction au ton cinglant de ce fou échappé de l’asile. Que pouvait-il être d’autre, quand il prétendait être un comte qui avait régné dans un Moyen-Âge imaginaire créé de toute pièce par mon inconscient pour peupler mes cauchemars ? Je réagis au quart de tour :
« Monsieur, fis-je froidement, ne croyez pas pouvoir m’impressionner par votre ton impérieux. Vous savez ce que je crois ? Je crois que vous êtes venu ici dans l’espoir que je fasse votre portrait, alors que je ne peins que des scènes. Je crois aussi qu’ayant été introduit ici pour attendre mon arrivée, vous avez été surpris de... de voir votre sosie sur la toile. J’ignore comment vous avez pu découvrir que ce tableau est inspiré d’un de mes rêves, mais une chose est sûre : fort de votre ressemblance avec son sujet central, et sachant qu’il est des phénomènes étranges en ce monde, vous avez pensé que j’avalerais l’histoire confuse et abracadabrante que vous me servez là. Seulement, je ne suis pas si stupide. Alors vous allez sortir d’ici, et vite !
- Malheureusement, c’est impossible, rétorqua fermement mon visiteur. Je ne partirai pas tant que tu ne seras pas revenu à la raison. Laisse-moi t’expliquer, puisque tu as tout oublié de ta vraie vie... »


L’aplomb de ce cinglé était insupportable. Je ne souhaitais qu'une chose, à présent : me débarrasser de lui. La chaleur me brouillait les idées. Je bus une gorgée de jus de fruit glacé ; le liquide trop froid me brûla la gorge.


« Soit, dis-je. Expliquez-moi ça. »


 Mon ton sarcastique ne lui échappa point, je le vis dans son regard. Néanmoins il s’exécuta. Ou plutôt il tenta de le faire. De fait, à partir du moment où il ouvrit la bouche, il se produisit une chose totalement inattendue. Même dans mes cauchemars ou mes rêves les plus étranges, je n’aurais jamais cru que cela pût advenir. Jamais. Et pourtant, cela arriva. Un cri rageur retentit, auquel fit écho le râle furieux de mon hôte brusquement enflammé de haine. Je vis au ralenti, comme dans un rêve, la porte s’ouvrir avec fracas. Double détonation mêlée au tintement d’un verre brisé. Exclamation de victoire se muant en râle d’agonie, rire dément étranglé par une quinte de toux gargouillante. Sous mes yeux effarés, Manon, la timide Manon, venait de se métamorphoser en meurtrière hideuse et le comte si étrange qui avait tant désiré me parler l’avait touchée en plein cœur. Je me sentis faiblir et, pour la première fois depuis une éternité, je frissonnai. La faucheuse, en entrant, avait soulevé ce courant d’air glacé.


Je m’approchai en tremblant de mon assistante, de cette jeune femme au visage délicat et à la beauté fragile qui m’avait côtoyé et secondé de son mieux malgré sa timidité, ravivant mon courage et mon inspiration quand le besoin s’en faisait sentir. L’agonie avait figé son expression naguère si douce en un masque démoniaque : yeux révulsés, rictus haineux, écume aux lèvres, tout en elle semblait empreint d’une méchanceté pure dont je ne l’eusse jamais cru capable. Je frémis de nouveau. Que signifiait ceci ? Malgré moi, je ne pouvais m’empêcher de relier cette effarante métamorphose à son inquiétude excessive quand elle m’avait annoncé mon visiteur. En y repensant, elle n’avait jamais paru autant mal à l’aise quand on venait me voir à l’impromptu…


Je me détournai vivement de ce visage qui me peinait et vins examiner l’homme qui s’était fait passer pour un comte. Lui n’était pas encore mort. Sa respiration ronflait et sifflait à faire peur – sans doute ses poumons étaient-ils touchés et se remplissaient-ils de sang... Sentant que je me penchais sur lui, il ouvrit les paupières qu’il venait de crisper douloureusement, et murmura péniblement :


« Écoute, Ja…cquemard, et ne…m’interromps pas. J’ai… peu de temps… devant moi… Elle… Manon… c’est elle qui t’as tué… Non, tais-toi, écoute… Tu es Maître… Jacquemard, peintre… et enlumineur de talent… Tu as é… conduit cette femme… ta servante… Elle… elle t’aimait… et tu as rejeté son… amour… Alors… elle t’as… maudit et… s’est damnée… »
La voix de l’homme s’affaiblissait, je me penchai davantage.
« En plein banquet, un soir, elle t’a tué… ou presque… elle t’a raté… »
Il toussa, un filet de sang se mit à couler de ses lèvres.
 « É…écoute… Elle… a disparu… quand tu as plongé dans l’in... dans... l'inconscience… et… tu t’es mis… à.. diva…guer… Les… clercs m’ont rapporté ce que tu… disais… par la grâce de… Dieu, j’ai pu comprendre ce qui s’était produit et j’ai pu m’infiltrer dans ton rêve, ou plutôt… dans… l’enfer où elle t’avait enfermé… »
Je le fis taire d’un geste. J’avais compris où il voulait en venir. Manon, la timide Manon… Une sorcière ? et moi, un homme du Moyen-Âge ? Dehors, l’orage qui menaçait depuis si longtemps se mit à gronder au loin, roulement de tambour ponctuant un instant crucial. Dans un flash aveuglant, je vis mon rêve se dérouler à nouveau…


 J’assistais à un banquet, en plein Moyen-Âge. J’avais bu force hypocrate et maintes coupes de vin rouge, et je venais d’achever une délicieuse poire au vin. Autour de moi, les convives somptueusement vêtus étaient figés, comme dans un tableau : ici, une dame à la beauté nonpareille tendait gracieusement la main à son voisin qui la regardait avec tendresse, là un comte au manteau de brocart levait son verre en l’honneur de leur hôte, imité par les autres nobles siégeant à la haute table. Tous étaient tournés vers celui-ci, un comte de haute taille, celui qui ressemblait trait pour trait à mon curieux visiteur. Puis la toile s’animait et les voix joyeuses des convives portant un toast résonnaient en chœur, couvrant les accords que les trouvères jouaient pour le plus grand bonheur des dames et gentilshommes. Tous buvaient, il se mettait debout en levant la main, imposant ainsi le silence. Comme il allait parler, une flèche sifflait et s’enfonçait en crépitant dans mon dos. Je la sentais percer les chairs, passer entre les côtes, perforer le poumon gauche et s'arrêter à quelques pouces à peine de mon cœur. La pièce tanguait, des cris affolés retentissaient, je vis le plafond prendre la place du mur et le mur remplacer le sol… Un noir… Manon à mon chevet… Puis un gouffre sans fond, puis, ce monde étrange où la langue était à la fois familière et étrange, où le soleil était éternel, où Manon était à mes côtés… J’y étais depuis toujours, et je l’aimais.


Le dégoût me saisit soudain, accompagné d’une brusque nausée. Une bile amère emplit ma bouche. Dehors, il se mit à pleuvoir. Je battis des paupières, aveuglé par un nouvel éclair.
 « Il bouge ! Il a ouvert les yeux ! »
J’entrevis une chambre familière aux murs de pierre de taille, des visages anxieux, amicaux que je n’aurais jamais imaginé revoir. Je souris, avant qu’un spasme d’agonie ne rompît le fil qui me reliait à la vie.


En 2009, bien des siècles plus tard, des passants entendirent deux détonations provenir de l’atelier du peintre Jacquemard. Quelqu’un saisit son téléphone mobile pour appeler la police. Peu après, les sirènes hurlantes des voitures de patrouilles vinrent rivaliser avec les grondements du tonnerre. Mais comme elles arrivaient sur les lieux, un éclair aveuglant força tout le monde à fermer les yeux. Quand les badauds et les agents rouvrirent les paupières, les flammes dévoraient l’atelier. Il n’en resta que des cendres. Rien ne put être sauvé.